Loup y es-tu ?

In Blindés, Guerre, Il n'y a pas que les bagnoles dans la vie
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Tiens, et si on abordait un truc auquel on ne connait rien ? Petit message préalable : si des spécialistes en armement voient des erreurs dans ce qui suit, qu’ils n’hésitent pas à me les signaler.


Stalked in the forest, too close to hide
I’ll be upon you by the moonlight side

Duran Duran, Hungry like the wolf

Un char est-il une automobile ?

Bonne question. A strictement parler, si on considère comme auto-mobile ce qui dispose en soi de la capacité de mouvement, c’est à dire d’un moteur, un char d’assaut appartient bien à cette catégorie. Mais s’il s’agit de désigner ce qui permet d’aller acheter le pain, on sent bien qu’un AMX 30 Pluton ne rentre pas trop dans la galerie des choix possibles, même d’occase. Et ce n’est pas seulement dû à la consommation pantagruélique de l’engin.

A vrai dire, le char est sans doute le pire engin roulant sur le terrain du rapport encombrement/habitabilité. Et dans cette catégorie les choses risquent de ne pas s’arranger, les tourelles étant censées devenir de plus en plus autonomes, de moins en moins habitées, restreignant d’autant la place dévolue à l’équipage.

Autre différence entre un char d’assaut et une voiture, la façon dont on communique à leur sujet. Les voitures ont une durée de vie limitée. Dès lors, les constructeurs communiquent à leur sujet pour apprendre au monde leur arrivée sur le marché. Ainsi, avant-hier, Renault dévoilait son Austral, et tout l’effort de communication consistait à susciter et entretenir l’impatience, de produire un effet d’attente, que ce soit celle de l’acheter, ou de le croiser dans la rue, ou d’être à son volant quand celui qui attend de le croiser dans la rue, le croisera dans la rue. La communication peut être réussie, ou moins (je vous laisse lire le compte-rendu de la conférence de présentation par Joest Jonathan Ouaknine, que je trouve comme souvent très intéressant), mais elle a pour objectif de précéder l’existence même du produit.

Dans le cas des chars d’assaut, leur durée de vie est tellement étendue que s’il fallait ne communiquer qu’au moment de leur naissance, on n’en entendrait jamais parler. Autre élément à prendre en compte, ces engins n’étant pas en vente libre, leurs constructeurs n’ont pas besoin de créer le désir chez une quelconque clientèle. Il en va des chars comme des avions de chasse ou des armes destinées à intervenir sur le théâtre des opérations : leur véritable publicité, c’est leur utilisation. Et leur vente est un art qui peut réclamer de la patience : le Rafale demeura longtemps boudé par la clientèle, avant de rencontrer un succès tardif, sans doute parce que l’usage qu’en fait l’armée française sur diverses zones d’intervention permet de montrer ce dont il est capable, pile poil au moment où les tensions internationales participent à la création de ce qu’on peut appeler, un marché. Et puisque la France produit des armes, et pas qu’un peu, on ne peut nier que la conjoncture actuelle nous soit, plutôt, favorable. Si Bolloré vise le rachat de Dassault, après avoir mis la main sur d’autres entités liées à la fabrication d’armements, ou à leur affrêtement, ce n’est pas pour rien (et je suppose que, comme tout le monde, savoir que le groupe Bolloré est le premier prestataire privé de l’armée française à l’heure où le monde entier est confronté à la montée des armées privées (Blackwater aux USA, Wagner pour la Russie), vous vous sentez rassurés de savoir que Vincent Bolloré souhaite investir lui aussi ce domaine (notons qu’il est, dans cette perspective, manifestement soutenu par Emmanuel Macron, bien qu’il soit un soutien plus qu’actif du candidat Zemmour, je dis ça, je ne dis rien, faîtes ce que vous voulez de cette information).

Bref, les constructeurs communiquent sur leurs voitures quand ils les vendent. On communique sur les chars quand on les utilise. Ou quand on s’apprête à le faire.

C’est sans doute passé un peu inaperçu, mais les choses étant ce qu’elles sont ces temps-ci, il n’est pas inutile le suivre un peu les comptes officiels de l’armée française sur les réseaux sociaux. Ainsi, le 28 février, l’Etat major des opérations militaires de l’armée française publiait sur son compte Twitter la photographie d’un char Leclerc embusqué derrière des épineux. En arrière plan, la neige. Et en légende, ceci : « Lundi matin, prêt à sortir du bois », avec comme hashtag, #Lundimotivation. Depuis, chaque lundi, une photographie enneigée est publiée sur ce compte, avec ce hashtag.

Rappelons les dates que nos enfants apprendront à l’école, en cours d’histoire, c’est le 24 février que les troupes russes entrent sur le territoire ukrainien. Et donc, le 28, la France, tout en affirmant diplomatiquement que nous refusons tout principe d’escalade, annonce un peu la couleur de ses intentions par l’intermédiaire de son armée : les troupes françaises sont là, et elles sont prêtes. Derrière ce message qui est aux opérations militaires ce que le Haka est à un match des All Blacks, il y a une réalité : la présence des troupes françaises en Roumanie est intensifiée, histoire de montrer à Poutine que s’il a l’intention de s’approcher davantage du territoire européen, il trouvera à qui parler.

Il faut admettre qu’en termes de marketing, notre armée semble plus douée que Renault. La photographie est très bien choisie, le message est simple sans être frontal, il laisse la place à l’interprétation. Entrevoir ainsi le regard morne d’un char Leclerc planqué dans les bois a tout d’abord quelque chose d’inquiétant. Personne n’aimerait se trouver dans cette situation, canon de 120 mm orienté vers soi. Vous saviez, vous, que le canon à lui seul du char Leclerc pesait 3,5 tonnes ? Voila, vous le savez : si ce canon était un véhicule, à lui seul il exigerait de disposer du permis poids lourd. Mais ce n’est rien : au total, en configuration de combat le blindé pèse entre 54 et 57 tonnes.



Et à vrai dire, ce n’est pas tant que ça. Certes, il faut bien qu’un char puisse se mouvoir. Et pour cela, il faut un moteur. Celui du char Leclerc est un V8, diesel, dont le turbo est une turbine Turbomeca qui produit, carrément, de l’air comprimé. Ajoutons à cela une aptitude à rouler en mode électrique. Le tout permet d’évoluer, à plat, à un peu plus de 70 km/h. D’un autre côté, il ne faut pas non plus que l’ensemble du véhicule subisse l’invraisemblable recul induit par le tir de ses munitions. La masse, ici, sert aussi à river le char au sol. Et ce n’est pas anodin : un des gros enjeux des chars du futur, c’est de passer à des calibres de canon supérieurs. On le disait, le char Leclerc est équipé d’un canon de 120 mm. La Russie a beaucoup fait fantasmer les amateurs de véhicules de combat, avec le projet t-14 Armata, doté d’un canon de 125. En réalité, on n’a à ce jour vu aucun de ces chars 2.0 sur le théâtre ukrainien, et on peut nourrir quelques doutes sur le fait que l’armée russe s’en équipe massivement et réellement dans un avenir proche. Mais peu importe à la limite : les t-72 et t-80 déjà en service tirent déjà en 125 mm. Une telle différence est-elle minime ? Un élément va permettre de se faire une idée. En 2016, la société Nexter, qui est l’entreprise en charge de la modernisation des chars Leclerc, conçut et construisit un prototype Leclerc répondant au doux nom de Terminateur, doté d’un canon de 140 mm. Le but était d’observer si une telle puissance de tir était compatible avec un char ne pesant qu’une cinquantaine de tonnes. Ayons maintenant en tête ce chiffre : en passant de 120 à 140 mm, la puissance de tir du Leclerc augment de 70%. On mesure donc à quel point l’enjeu est important, alors que les blindages deviennent de plus en plus performants.

Si c’est en Roumanie que les forces françaises se déploient maintenant, il est fort possible que ce char ait été photographié ailleurs. En Estonie par exemple, où la France participe aux côtés des forces de l’OTAN à la mission Lynx, massant au plus près du territoire russe ce qu’on appelle une « force de présence avancée renforcée ». Evidemment, on s’inquiétait de voir la Russie lancer de grandes manœuvres militaires à la frontière ukrainienne, parce qu’on la soupçonnait d’être capable d’aller un peu au-delà de l’entrainement. Mais on peut reconnaître qu’en fait, nous faisons la même chose aux portes de la Russie. Et comme la géopolitique est davantage une question d’intérêts que de morale, il n’y a ni gentils, ni vilains. Ne jouons pas trop les innocents : on pourrait se donner bonne conscience en se disant qu’après tout, si nos positions stratégiques ne sont pas tout à fait désintéressées, de telles mauvaises intentions sont celles de notre armée, ou de nos dirigeants. Mais on oublierait alors deux détails : tout d’abord, nous sommes une démocratie. Aussi, la volonté de nos dirigeants n’est rien d’autre que la nôtre. On sait quelle politique la France mène diplomatiquement, et militairement, et il ne semble pas que le peuple français ait l’intention prochainement de changer de représentant. D’autre part, l’opinion du peuple est en partie forgée par les discours qu’on lui tient. Or, si on regarde ce tweet du 28 février, on peut se poser une question simple : au fait, à qui s’adresse-t-il ? Est-il rédigé en anglais ? Non. Est-il rédigé en russe, ou en ukrainien ? Non plus. C’est en français que l’armée française s’exprime. Le message s’adresse donc aux français eux-mêmes, dont on sait bien quel rapport ambigu ils entretiennent avec leur propre armée. Il s’agit de préparer l’opinion publique à l’idée qu’on soit capable d’intervenir.

Disons ça autrement : le message, auquel nous devons avouer que nous sommes un peu sensibles, c’est que nous sommes une menace. Il y a quelque chose de plaisant à s’imaginer tapi dans les bois, à l’affût, attendant dans l’ombre que la proie passe à portée de tir. Ce plaisir, c’est le même qu’entretient en nous, automobilistes, une certaine rhétorique consistant à nous convaincre qu’au volant de certains modèles, on est un peu comme un fauve attendant que passe sa victime pour bondir.

La position dans laquelle nous met notre propre armée, c’est celle de ce fameux loup planqué dans le paysage, furtif, qui passera d’autant plus facilement à l’action que personne ne l’a encore repéré. Under the radar, bien intégré à son environnement, indétectable, il attend que les petites filles en k-way rouge passent à proximité, pour mieux les manger, mon enfant. Exactement ce qu’on condamne quand ce sont les autres qui adoptent ce comportement. Mais après tout, c’est aussi cela le climat de guerre, qu’on appelle usuellement la paix : se croire permis ce qu’on refuse aux autres, parce qu’on est convaincu d’avoir, soi, des bonnes raisons que les autres n’ont pas. On est capable de pas mal de contorsions idéologiques pour s’autoriser ce qu’on refuse aux autres, et nous sommes convaincus que lorsque nous faisons la même chose que la Russie, c’est pour des raisons vertueuses.



Précisons ceci : il ne s’agit pas de renvoyer tous les camps dos à dos. Mais, de fait, la relation de la France à l’OTAN n’est pas un absolu : de 1966 à 2007, elle n’a pas fait partie de son commandement intégré. Et même si l’OTAN n’était ni décisionnaire, ni metteur en œuvre de la guerre contre l’Irak de 2003, ce sont bien les USA qui ont embarqué tout le monde derrière eux dans cette aventure, sur la base de ce qui s’est avéré être des mensonges, et la France avait été bien inspirée, à l’époque, de ne pas se prêter à ce jeu militaire. Ici, la Russie est clairement le camp qui agresse. Mais ce n’est pas le seul Etat à être susceptible de le faire. Nous-mêmes le pourrions. Et si nous ne le faisons pas, ce n’est pas parce que nous sommes gentils. C’est parce que nous n’y avons aujourd’hui aucun intérêt. Notre passé colonial le montre, les habitudes que nous avons prises sur le continent africain aussi : nous aussi pouvons nous comporter en prédateurs. Et si un jour il fallait déplacer la population française ailleurs (ce ne sont pas les raisons qui manquent qui pourraient nous y contraindre), on verrait cette aptitude à l’œuvre de nouveau, et nous serions à notre tour les bad guys de la planète, protégés par nos sous-marins nucléaires, qui sont autant de flingues braqués sur les tempes de ceux qu’on appelle, en temps normal, « nos partenaires ».

Un petit détail sur le rôle de la France au sein des forces composant la Mission Lynx positionnée en Estonie ? Les forces françaises sont spécialisées dans le maniement d’une arme discrète, mais prépondérante : la communication.

La communication militaire est finalement assez proche du marketing automobile. Même si elle ne vise pas les mêmes objectifs. Certes, elle n’a rien à vendre, mais elle joue tout de même sur des ressorts semblables. Le principe est simple : tout le monde aime la puissance, mais ce qu’on aime par-dessus tout, c’est disposer soi-même d’une puissance dont les autres sont privés. On ne veut pas être riche. On veut être plus riche que les autres. On ne veut pas être fort, on veut être le plus fort. On pense exactement la même chose de la puissance, qu’elle soit mécanique, ou militaire : elle n’a d’intérêt que si elle n’est pas partagée. De même que la publicité nous promet d’être plus puissant que les autres, notre Etat nous fait aimer l’idée qu’on soit dotés d’une force de frappe sans commune mesure.

Il faudra un jour qu’on comprenne que nous avons un souci avec la notion de puissance.

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