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In Art, Gameplay, Gran Turismo 7, Test-Drive
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S’il lit un jour ces quelques lignes, celui qui m’a fait un jour découvrir, chez lui, sur son Amiga, Test Drive, pourra en témoigner : peu de personnes sur Terre sont aussi nulles que moi pour conduire un simulacre d’automobile avec une manette dans les mains. On était dans la seconde moitié des années 80, et la puissance, alors sidérante de ce Commodore permettait de faire évoluer sur l’écran des modèles issus des gammes les plus prestigieuses de l’époque, et j’étais littéralement subjugué par les sensations qu’offrait la simple vue subjective sur un volant et tableau de bord, devant une route sinueuse sur laquelle je n’arrivais décidément pas à me maintenir, oscillant lamentablement entre le bas côté droit et le mur de gauche, désespérant de lenteur dans ces véhicules censés être incroyablement rapides. Tout concourait à rendre ce jeu réaliste : la vue bien sûr, premier sens sollicité par ce genre d’expérience, mais les sons aussi, qui tentaient, sur une petite poignée de pistes audio, de reproduire un semblant de bruit de moteur un peu étouffé, tel qu’on peut l’entendre dans une GT puissante, et coupleuse. Pour être précis, il n’y avait pas encore de manette en ce temps là. On conduisait ces premières bagnoles numériques comme on pilotait un avion, avec un Joystick ventousé sur le bureau, vibrant au rythme des dérapages et des sorties de route. On sortait de l’adolescence, on s’échangeait sur VHS des compilations de séquences enregistrées le dimanche matin sur Turbo, bientôt on passerait le permis et on ferait nos première virées dans les environs dans de vraies voitures, un peu plus modestes que celles qu’on pouvait prendre en mains dans Test drive : c’est en deux chevaux et en supercinq qu’on parcourrait sans accident nos premiers milliers de kilomètres avant d’enlever le A magnétique à l’arrière de la voiture, et ne plus payer de surprime d’assurance liée à notre manque d’ancienneté. Mon père me laisserait conduire tout d’abord sa 504, puis sa 728i, au volant de laquelle je découvris que j’étais un peu meilleur conducteur dans la vraie vie que sur écran. Ouf ! Pour temps encore, la conduite d’une vraie voiture serait plus grisante que le pilotage virtuel de son succédané numérique.

Depuis, la manette a pour de bon remplacé le joystick, mais aujourd’hui encore, mes neveux et nièces désespèrent, en me regardant jouer avec eux à Mario Kart, attendant en tapotant du doigt sur l’accoudoir du canap’ que leur oncle les rejoigne enfin sur la ligne d’arrivée. Je pourrais sans doute, si j’y consacrais du temps, m’améliorer, mais il faudrait pour cela que j’arrête de rédiger quoi que ce soit, et de bosser. Je garde cette possibilité au cas où, prochainement, il faille passer les cinquante prochaines années confiné afin d’échapper à la radioactivité ambiante, si les événements actuels devaient dégénérer.

C’est donc en pur spectateur que je regarde les progrès tout simplement incroyables que font les jeux vidéo. A vrai dire, intellectuellement, ceux qui tournent autour de l’univers automobile ne me semblent pas les plus stupéfiants, précisément parce qu’ils ont pour but de restituer des impressions qui ne peuvent pas être tout à fait identiques à celles que produit la conduite réelle d’une automobile, et que le jeu vidéo, comme tout art, n’est jamais meilleur que lorsqu’il crée de toute pièce des expériences physiques et psychiques nouvelles, qui ne sont pas la copie d’autres expériences déjà vécues hors de lui. La course automobile virtuelle est nécessairement trop ancrée dans les modèles du cinéma et de la retransmission télévisée de courses réelles pour prendre une autonomie totale et proposer quelque chose de radicalement singulier.

En revanche, on peut voir le jeu de bagnoles comme une sorte d’immense musée automobile, entretenu par d’authentique passionnés qui rivalisent de virtuosité dans l’art de choisir des modèles cultes qu’ils ressortent parfois d’oubliettes assez profondes, et d’en restituer la signature sensorielle, les sons, les reflets sur la carrosserie, la raideur des suspensions, les trous à l’accélération avant la montée en puissance du, ou des turbos. A la façon dont, aujourd’hui, le seul témoignage qu’on puisse avoir de ce que ça peut faire, de voler en Antonov AN225, ce sont quelques simulateurs de vol (on reviendra prochainement sur le sort funeste qu’a connu cet avion), on peut craindre qu’un jour on ne puisse accéder à certains modèles cruciaux dans l’histoire de l’automobile que de façon virtuelle. Le jeu vidéo est un des moyens de le faire. Je pense, aussi paradoxal que ça puisse paraître, que la voiture électrique pourra l’être aussi. Je n’en dis pas plus pour le moment à ce sujet, mais j’y reviendrai aussi.

Cette contribution muséographique, le nouveau volet de Gran Turismo, septième du nom, l’assume frontalement, dans un film d’ouverture de sept minutes qui se construit, pour sa première moitié, comme une somme documentaire retraçant l’histoire de l’automobile, de ses racines jusqu’au monde contemporain, c’est à dire de ce moment où elle fut l’exception jusqu’à cette ère où c’est elle qui dicte la loi, et pour sa seconde moitié, comme une prolongation de cette histoire réelle dans le parallèle virtuel qu’est le jeu lui-même. De façon significative, la passerelle entre réalité et virtualité est constituée par une Porsche Taycan dans sa chaine de montage, au moment où sa carrosserie est associée au châssis et aux organes techniques qui lui donneront vie. Et d’un mouvement de recul de la caméra, ce n’est plus l’usine Porsche, mais un circuit qui sert de décor à l’intronisation de ce modèle dans l’univers numérique du jeu. On pourrait écrire un livre sur ce moment, ce fondu enchainé qui lie la carrosserie, c’est à dire ce qu’on voit d’une voiture, aux organes techniques qui la mettent en mouvement, c’est à dire ce qu’on ne voit pas. Or ce qui meut un Taycan, c’est un flux électrique qui est comparable (même s’il n’est pas identique) à ce qui anime un ordinateur. L’énergie intime de cette voiture et celle qui permet au jeu vidéo de passer du virtuel à l’actuel sur l’écran, c’est la même. Car, après tout, qu’est-ce qu’une bagnole virtuelle ? Une forme extérieure semblable à ce qu’on peut voir dans la réalité, animée par des dessous qui n’ont absolument rien de mécanique.

Disons ça autrement : dans les jeux vidéos, toutes les bagnoles sont électriques.

C’est là leur magie, mais aussi leur limite. Ca ne fume pas, ça ne pue pas l’huile ou le caoutchouc cramé, ça de vous reste pas sur les bras sous la forme d’épave quand vous l’avez envoyée dans le décor. Et pourtant, ça suffit à susciter chez le joueur une émotion qui a quelque chose à voir avec la vraie chose. Parce que ça fonctionne comme le cinéma : Hitchcock réussit bien à nous faire vivre un meurtre dans une douche sans jamais nous montrer un quelconque couteau se plantant dans un quelconque corps. Le jeu vidéo peut s’inspirer de cette économie de moyens : ce n’est pas la peine d’en rajouter pour que la sensation naisse au cœur des neurones et s’infiltre dans le corps tout entier. Ca ne fait pas tout, mais ça le fait, aussi. Le film d’ouverture de Gran Turismo 7 ne s’y trompe pas, d’ailleurs, rendant hommage à plusieurs reprise au septième art, son prédécesseur.

Je n’en dis pas plus sur ces sept minutes qui sont un peu au bagnolard ce qu’était à Proust un plat occupé par une gigantesque montagne de madeleines. Perso, j’ai un petit faible pour la Toyota Yaris GR qui surfe sur le bas côté de la piste, faisant voltiger la terre et le gazon tels une vague qui la pousserait en avant. Mais chut, je n’en dis pas plus. Il suffit de se poser, et de regarder. On peut, si on veut, simuler la présence entre ses mains d’une manette de jeu. Ou d’un volant. C’est, presque, du pareil au même.

2 Comments

    • C’est marrant, parce que ça confirme un peu ce que je me disais : ces jeux sont des musées.

      J’avais lu hier, aussi, un autre article qui s’étonnait de la rareté des modèles électriques. Mais j’imagine que l’absence de son est une raisons plausible, qui coupe le joueur d’un sens puissant dans l’impression de conduire une voiture.

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