Initials B.B.

In Ghost, Rolls-Royce
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Faudrait voir à pas trop se fâcher avec la Perfide Albion, car se conçoivent outre-Manche quelques objets qu’on aimerait encore considérer quelques temps comme beaux sans pour autant être accusé d’intelligence avec l’ennemi.

Certes, ces objets ont tendance à être de toute façon inaccessibles au commun des mortels, incompatibles avec toute pensée politique un tant soit peu sensée. Mais un monde qui ne serait constitué que d’objets compatibles avec les visées politiques raisonnables n’est pas forcément celui dans lequel on désire véritablement vivre. Il faut bien, pour définir la ligne droite, qu’existent des virages. Il faut bien, pour qu’on sache ce qui est raisonnable, qu’existe aussi la déraison.

Théorie de la relativité

Rolls-Royce fait partie de cette marge hors-normes qui permet de placer dans la sphère de la normalité, en gros, tout le reste de l’univers automobile. Mercedes peut bien accumuler les signes extérieurs de richesse, les additionner sur une liste sans fin d’options toutes plus délirantes les unes que les autres, astiquer les surfaces pour qu’elles brillent le plus possible, augmenter la taille de ses jantes au point qu’on puisse se demander si c’est bien d’une voiture qu’on est en train de parler, ou d’un engin de chantier de luxe, elle peut toujours coller dessus un blason Maybach pour faire croire qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire Mercedes ; face à une Rolls, les origines roturières du cachalot allemand crèvent les yeux, comme si on invitait une youtubeuse de renom, aussi riche soit-elle, dans une garden-party théoriquement réservée à la noblesse.

Le problème de la richesse, c’est que c’est une notion relative : on n’est pas riche tout seul, on l’est par rapport à d’autres que soi, dont on désire qu’ils soient moins riches précisément pour pouvoir être certain que, soi-même, on l’est. Et Rolls-Royce est précisément là pour ça : tenir en laisse courte les aspirants, trop occupés à regarder à leurs pieds ceux qu’ils piétinent économiquement, inconscients d’être regardés par des êtres superlatifs qui les prennent, eux aussi, de haut.

Chez Rolls-Royce, on a tellement conscience de la nécessité de se démarquer de la clientèle m’as-tu-vu qui n’aime rien plus que le clinquant et l’esbrouffe, qu’on en est venu à créer un label consacré à la discrétion, à la réserve et à cette forme de bon goût qui consiste à éviter d’en faire trop, sans pour autant la jouer petit bras. Et c’est comme ça qu’est née la ligne « Black Badge », adressée à ces clients qui n’ont pas envie d’être pris pour de simples jet-setters, pour des producteurs de rap en phase ascendante, pour des influenceurs à succès ayant besoin d’épater leur galerie d’esprits influençables à grands coups de démonstration de force d’achat.

Rebel Rebel, you’ve torn your dress

Il est peut être temps de se demander si, par hasard, on n’appartiendrait pas à cette catégorie sans le savoir. Ce serait tout de même dommage de se priver d’une belle voiture juste parce qu’on n’a pas conscience d’en être précisément le client idéal. Voyons donc si, sans qu’on le sache, la Rolls-Royce Ghost Black Badge n’aurait pas été créée pour, tout simplement vous, ou moi ! Qui est le client type de cette voiture ? La marque, dans sa communication officielle, le désigne ainsi :

« Rolls-Royce a toujours attiré les clients subversifs – des rebelles, femmes et hommes qui bâtissent leur succès en brisant les règles, en prenant des risques et en défiant les conventions. Dans les années 20, ces femmes et ces hommes redéfinissent ce qu’on appelle le luxe, délaissant le costume pour le look streetwear, recourant aux blockchains plutôt qu’aux banques, influençant le monde analogique depuis leurs dispositifs digitaux. Ce faisant, ils ont créé de nouveaux codes du luxe, davantage en phase avec leur sensibilité : une esthétique plus sombre, une personnalité plus affirmée, un design plus audacieux. » Source

Si on se reconnaît dans ce portrait, on peut filer dans la concession R.R. la plus proche pour passer commande, car cette Ghost Black Badge est faite pour soi, et rien que pour soi. Suprême domination, que de pouvoir enfin prendre de haut les prétentieux, sublime modestie que de ne même plus avoir à se mesurer à tous ces wannabe, de surfer une vague obscure que ces parvenus mépriseront, précisément parce qu’ils sont incapables d’en reconnaître la valeur supérieure. Black Badge est le refuge des initiés, le signe de reconnaissance des « vrais », de ceux qui savent.

Le Mépris

Evidemment, évidemment, à vouloir ainsi désigner comme puriste une part de sa clientèle en quête d’absolu, la marque définit aussi en creux la majorité de ses clients comme un ramassis de nouveaux riches cherchant à en mettre plein la vue aux prolos en débarquant tous chromes et dorures dehors devant les restos de luxe pour que les vedettes du moment laissent échapper un filet de bave glissant de la commissures de leurs lèvres gonflées à l’hélium vers leur menton recarrossé par quelque chirurgien de renom avant de s’écraser sur le col d’un manteau hors de prix acheté, bien entendu, sous influence. On imagine alors la façon dont le client potentiel est reçu en concession : Bonjour Madame, Monsieur. Afin de mieux vous guider dans la constellation de nos produits, veuillez préciser : êtes-vous des gens de bon goût ? Ou bien préférez-vous que nous vous orientions d’emblée vers nos options dispendieuses créés spécifiquement pour les personnes devenues accidentellement riches et désireuses de dépenser leur fortune pour mieux humilier le reste du monde ?

Peu importe, en fait. Nous n’avons pas les moyens de claquer dans une voiture le prix d’une maison. Si nous en avions les moyens, nous ne serions ni en train d’écrire cet article, ni en train de le lire. Rolls-Royce communiquerait directement avec nous pour nous faire part de la naissance de ce modèle qui nous serait directement destiné, on connaîtrait déjà le grain soyeux de son cuir épais et souple, on aurait déjà en main le nuancier qui permettrait de choisir, parmi des milliers de référence, cette couleur particulière grâce à laquelle on redéfinirait avec assurance et audace les critères du luxe, on aurait déjà, dans le garage, au moins un autre modèle de la marque, qu’on trouverait soudain un peu cheap comparé à la sobriété de cette nouvelle venue.

Paint it black

Il faut dire que cette finition Black Badge semble avoir été créée pour la Ghost, quand bien même elle fut étrennée par la Wraith, puis par la Dawn et le Cullinan. Sur les deux premières, l’effet n’était pas saisissant, sans doute parce que ce sont des véhicules par nature trop spectaculaires pour qu’un traitement low-profile leur convienne tout à fait. Et sur le SUV de la marque, c’est presque l’effet inverse : on a l’impression de regarder une voiture créée pour une série, un film ou un dessin animé, quelque chose d’un peu caricatural qui a du mal à se tenir droit et digne dans l’univers de la marque. Là, sur la petite (tout est relatif) berline Rolls-Royce, ce traitement presque furtif fait merveille. L’automobile fait désormais vraiment « bagnole ». Incroyablement bien posée sur ses roues, elle semble prête à dévorer tout cru le bitume, centimètre par centimètre, en le mâchant tranquillement, dans la plus grande sérénité. Les chromes obscurcis paraissent avoir trouvé leur éclat naturel : présent, mais pas ostentatoire. Les flancs mates donnent à la masse de la voiture cette espèce d’aspect menaçant qu’ont les objets qui semblent ne pas être faits pour séduire. Cette peinture méprise celui qui la regarde, elle le snobe littéralement en le privant de toute forme de reflet, en absorbant en elle toute la lumière. Tu voulais voir ton reflet dans ma carrosserie ? Pardon, mais tu vas devoir me regarder moi, et te contenter de ma pure contemplation. Je ne te servirai pas de miroir. La Ghost Black Badge se déplace, telle un trou noir, dans l’espace public, attirant à elle tout ce qui ose s’en approcher pour l’absorber, l’inclure en elle-même, s’en nourrir pour aiguiser son propre appétit et continuer à gloutonner ainsi le monde. Vous voyez Scarlett Johansson dans Into the skin de Jonathan Glazer ? La Ghost, c’est à moitié elle, à moitié l’huile noire qui est, en réalité, son propre suc digestif, à moitié le motard qui lui sert d’ange gardien. Trois moitiés, il faut bien ça pour faire une Rolls.

Et ce qui est génial, c’est que la marque a le talent de nous présenter cette version suprêmement réduite à l’essentiel en la dotant d’un intérieur bleu dont on ne sait trop quoi penser. Parce que c’est exactement ça, une Rolls : un objet qui défie les critères préalables qui servent habituellement à définir la beauté, une forme qui ne se plie pas aux codes que les autres, eux, doivent respecter, une proposition juste qui, pourtant, ne fait pas les choses comme il faut.

Black celebration

A strictement parler, ce n’est pas le client que le service marketing a défini par la rébellion face aux normes, par l’audace stylistique et le mépris des conventions. C’est la marque. Et Rolls-Royce ment un peu en affirmant que le Black Badge est une réponse à la demande de la clientèle. Car tout semble montrer que c’est plutôt le contraire : La Ghost Black Badge est ce que Rolls-Royce peut faire quand la marque cesse de se plier aux exigences du marché, et conçoit une voiture en dehors de toute forme de processus démocratique. On n’en attendait pas moins venant d’une marque qui, imperturbablement, telle une éternelle Elizabeth, demeure sur le trône, couronne sur son royal crâne, sceptre en main, pour prendre de haut tout ce qui oserait lever vers elle ne serait-ce qu’une paupière. Ce genre de reine qui n’a pas besoin d’un Dieu pour la sauver, car Dieu lui-même, s’il existait, s’agenouillerait devant elle. Si un culte doit lui être rendu, c’est une messe noire.

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