Le temps, c’est l’ombre du mouvement

In A tire d'ailes, Dustin Farrell, Il n'y a pas que les bagnoles dans la vie, Movies

Jaw-dropping Slow Motion Video Of The F-22 Raptor

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Bon nombre de bagnoles semblent viser cet horizon au-delà duquel elles pourraient s’affranchir de leurs roues pour mieux poursuivre leur mouvement, se libérer du contact avec le sol pour entrer dans une phase de pure translation quasi liquide, comme un flux imperturbable transperçant l’atmosphère en mode furtif. Vif comme l’éclair, tranquille comme un écoulement. Une Bugatti, de l’EB110 à la Chiron, veut devenir vortex. Une DS visait la sustentation.

Le rêve conscient de l’automobile, c’est l’aéronautique.

Mais on a peu l’occasion de voir les avions donner leur pleine mesure. Comme l’observait Paul Virilio lors de la guerre du Golfe, il y a un seuil de vitesse balistique au-delà de laquelle l’oeil humain perd de vue l’objet en déplacement. Seule une machine, s’appuyant sur les données envoyées plus vite encore par le missile via ses capteurs, peut encore contrôler la trajectoire afin que ce soit bien la cible qui, chirurgicalement, soit atteinte. Magie de la vitesse pure : la chirurgie intervient avant même que les blessés en aient besoin.

L’intermédiaire entre la frappe éclair et la vitesse lente de l’automobile, c’est l’avion de chasse. Supersonique, il dépasse l’aptitude du son à transmettre sa propre approche. Son image sera synchronisée à son mouvement, mais on ne l’entendra pas arriver. Surprise, surprise. A vrai dire, on pourra toujours se tordre le cou à vouloir l’observer, on aura beau se coller un torticolis et se déboiter les vertèbres, on n’en aura qu’une image furtive. Silhouette propulsée par les turbines qui grondent en son intérieur, kérozène en fusion, torchères en signature visuelle, bang hypersonique en écho sonore, explosant vitrages et tympans sur son sillage. Si Attila avait la réputation d’agir en puissant herbicide, l’avion de chasse ne laisse pas non plus grand chose pousser derrière lui.

Dieu merci, l’œil humain, s’il veut contempler l’invisible, sait s’adjoindre les services de la machine, lui aussi. A 24 images par secondes, au cinéma, l’œil humain n’y voit que du feu, persuadé que c’est un mouvement continu qui est projeté dans sa rétine. La caméra Phantom Flex4K capte, elle, le mouvement à 1000 images par seconde. Calculette en main, à l’échelle cinématographique, elle peut berner l’œil humain une quarantaine de fois chaque seconde. Tout à l’heure, vous allez avoir l’occasion de vous leurrer plus de 8000 fois, le temps d’observer un F-22 Raptor en démonstration dans le ciel d’Anchorage, Alaska. D’où le lettrage AK sur ses dérives arrière, qu’on pourrait prendre, par mégarde et par sévère sens du paradoxe géostratégique, pour un hommage aux armes russes.

Reste un problème, de taille. Les avions ne sont jamais plus beaux que vus du ciel. Il faut alors investir leur propre élément, afin de tenter de les prendre de haut. Mais pour Dustin Farrell, rompu à la saisie sur capteur numérique de phénomènes météorologiques XXL, ce n’est pas vraiment un problème ; le ciel, ça le connaît. Alors, tout simplement, il a embarqué sa caméra haute fréquence dans un hélicoptère, un UH-60 Blackhawk, stationnant porte latérale grande ouverte à 3000 pieds, histoire d’avoir une vue imprenable sur les savantes trajectoires de Joshua « Cabo » Gunderson, chevalier du ciel aux commandes de sa monture.

Et soudain, on réalise qu’observer un tel mouvement, c’est être témoin d’une réalité qui se trouve sur un plan de réalité qui n’est pas le nôtre. Au point que l’image puisse sembler virtuelle, pure production numérique. Comme si, comme l’écrivait Aristote dans sa Physique, le temps investi à une telle vitesse ne pouvait se décrire que numériquement. Il faudrait, au-delà d’un certain seuil, en passer par l’équation, la formule, le décompte pour saisir ce qui par nature échappe à l’expérience.

Cette excursion dans le vol supersonique remet la voiture à sa place. Aussi rapide soit-elle, elle demeure rivée au réel tel qu’on l’éprouve. Elle reste vouée au sol, à l’adhérence, aux forces de frictions qui torturent ses pneus, tordent son arbre de transmission, mettent en souffrance ses embrayages, usent prématurément l’ensemble de sa mécanique. Aussi tendue vers l’avion soit-elle, la mécanique automobile ne peut que se cramer les ailes dont elle ne dispose pas, s’épuisant dans un effort insensé pour viser une cible qui s’ingénie à la distancer. Elle aura beau se barder d’affichages tête haute, d’interrupteurs à bascule, faire passer son bouton de mise en route pour une commande de lancement de missile, s’armer de dérives, d’appendices aérodynamiques à géométrie variable, d’écopes d’entrée et sortie d’air copiées-collées des fuselages de jet vers sa propre carrosserie, elle restera ce qu’elle est, une cellule habitable clouée au sol, comme un avion sans ailes.

On n’est déçu que par ce à propos de quoi on se fait une fausse idée. Si on attend d’une automobile ce qu’elle ne peut offrir, on entretient la frustration, et on lui demande toujours plus, sans jamais obtenir satisfaction. Ce faisant, on maltraite l’objet, on malmène le concept, et on se fait du mal. On connaît ce dicton misogyne qui veut que même la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Mais à mimer quelque chose qu’elle n’est pas, l’automobile fait, elle, des promesses qu’elle ne peut pas tenir. Si on ne l’observe pas correctement, si on la conçoit de travers, la bagnole peut tromper sur sa propre nature. Ce faisant, tout en visant l’au-delà d’elle-même, elle invite à sa propre détestation puisqu’elle se présente, irrémédiablement, comme insatisfaisante, rêvant de devenir cet autre qu’elle même, qu’elle n’est définitivement pas : l’avion. D’où une escalade technologique qui n’a pas de sens, puisqu’elle ne fait que repousser plus loin le mur qui, définitivement, clôt l’impasse dans laquelle elle fonte, tête baissée.

Il est peut-être temps d’admirer les avions qui sont des avions, et d’aimer les voitures pour ce qu’elle sont, plutôt que pour ce qu’elles pourraient être.

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