Forcément, actualité chargée chez Peugeot, ça veut dire agenda blindé depuis un bon moment chez ceux qui participent à la mise en scène des nouveautés, et en particulier chez les communicants de Cream, la société de production vidéo à laquelle le lion fait souvent appel, jusque là avec bonheur. Les dernières productions étaient justes, que ce soit pour le concept E-Legend, la sortie de la 508 et la révélation de la version boostée à l’hybridation de la berline sochalienne, chaque spot semblait avoir saisi le parfum de la voiture qu’il mettait à l’image, parvenant à restituer à l’écran quelque chose de l’essence de chacune de ces voitures.
Du coup, on avait hâte de voir ce que ça allait donner pour la 208. C’est John Israël qui s’y colle à la direction, tandis que Laurent Rodriguez est à la réalisation. Et je ne saurais trop conseiller d’aller sur les réseaux sociaux de ces gars là, voir un peu ce qu’ils font, parce que c’est toujours inspiré, précis, technique, à la fois efficace, beau, et parfois poétique, si on veut bien se laisser aller un peu et accepter que, y compris quand il s’agit de communication et de publicité, il puisse y avoir aussi de la création, de la vision, de l’acte artistique.
Il y a une interview de John Israël qui date de 2012, dans laquelle il explicite un peu sa démarche, quand il conçoit une campagne, et on sent tout de suite qu’il y a quelque chose qui se situe bien au-delà du caractère potentiellement arnaqueur du message publicitaire. Le type de communication qu’il met en place ne relève pas de ce ressort, probablement parce que les produits et les marques pour lesquels ils travaillent s’adressent à un public qui est au-delà de ce genre de coup fourré. Il ne s’agit donc pas de forcer la main, mais plutôt d’inviter là où on peut avoir une petite hésitation, une petite réticence à se laisser aller. Et à force de regarder son travail, on peut se dire qu’à chaque fois, c’est un peu comme si on ouvrait une porte sur un recoin du monde, un milieu humain qu’on ne connaissait pas forcément, des styles de vie qu’on ne partage pas, dont on a à peine connaissance, dont on peut se sentir un peu exclu parce qu’on les pense trop exclusifs, un peu lointains ou hautains. Et chaque fois, c’est comme une plongée, de façon très intime, dans ces habitudes, ces codes et ces mœurs qui nous semblaient jusque là étrangers. Et il ne s’agit pas, comme on le fait chez Opel, de coller des hipsters à chaque coin d’image pour y associer une Corsa et faire mine d’être à la mode. Je ne pense pas que John Israël mente quand il dit que le principe, c’est de mettre en scène quelque chose de vrai à propose de la relation qu’il peut y avoir entre une marque et la personne qui est en rapport avec cette marque. Parce que ce rapport existe, de quelque ordre qu’il soit, et il y a là quelque chose sur quoi on peut s’appuyer pour cultiver, nourrir et prendre soin de cette relation. Et si l’échange est une des vérités des rapports humains, et que le commerce est une des formes les plus répandues de cet échange, on ne peut pas perpétuellement considérer qu’il n’y a absolument rien de vrai dans cette relation.
C’est déjà demain
Le clip de révélation de la 208 semble, profondément, fonctionner selon ces règles. Du début à la fin, il consiste en une invitation, une main tendue vers un lieu difficile d’accès : le futur. L’ensemble du clip est donc comme une carte postale envoyée depuis après-demain, et qui aurait transité par demain avant d’atterrir sur nos écrans. Et si on le lit ainsi, alors on peut se prêter au jeu, et répondre à la question « Alors, c’est comment demain ? »
Eh bien demain est assurément urbain. Et ce n’est pas vraiment une surprise. Certes, il y a bien quelques citadins plus conscients que la moyenne qui feront leurs valises pour aller vivre loin des métropoles, mais massivement, l’humain du 21ème siècle est citadin, et il voit dans les bretelles d’autoroutes, les skylines tracées à la règle et à l’équerre son milieu naturel, le biotope dans lequel il trouve le boulot assurant sa subsistance, le logement dans lequel il reconstitue sa force de travail, les individus réels qui peuplent virtuellement son réseau social, et les lieux de divertissement dans lesquels il se procurera de quoi avoir l’impression de ne pas passer à côté de sa vie en particulier, et de la vie en général. Certes, le spot propose deux ou trois vues situées à l’extérieur de la ville, une départementale courant à travers champs, tellement droite qu’elle ne peut guère se trouver en France, ni en Europe, ç(et il semblerait que ce soit plutôt l’Afrique du Sud), mais on devine que la 208 n’y est pas dans son élément : elle sert à fuir à la ville le temps de reprendre un peu d’air, puis à y revenir. La métropole est l’épicentre de ses mouvements, l’hypercentre de ses intérêts. Elle ne la quitte que pour mieux y revenir. Déconnecter, reconnecter, cela doit s’entendre de la ville elle-même, milieu naturel d’un tel engin.
Nous sommes deux sœurs jumelles
Et c’est parce que tout le monde est conscient du problème environnemental que ça pose, tous ces urbains agglutinés sur si peu d’espace, que la 208 doit se montrer responsable. C’est sans doute la raison pour laquelle le mini-métrage met en avant la version électrique de ce nouveau modèle, plutôt que les déclinaisons thermiques. La petite lionne donne le choix : soit vous êtes électrique, soit vous ne l’êtes pas . Mais vous êtes quoi alors si vous ne l’êtes pas ? chuuuuuut, on ne le dira pas. L’image s’en chargera toute seule : le moteur à explosion est figuré par… une explosion. On sait bien de quoi on parle, le moteur thermique n’est pas une nouveauté, c’est même ce qui se vendra le plus, mais on fait profil bas et on met en avant l’E208, dans sa finition GT, animée par la silencieuse fée électricité. Une seule fois on verra une main la rebrancher, mais le geste, caché par la trappe, pourrait tout aussi bien être celui d’une main qui fait le plein d’essence. Mimétisme du geste, similarité quasi totale entre les modèles. Peugeot a décidé de faire passer la fée électricité totalement inaperçue, comme si c’était du pareil au même. Sauf qu’on comprend mieux pourquoi la ville : l’électricité y coule à flots, elle est le fluide dans lequel baigne le centre ville, le sang qui circule dans les grandes artères, du périphérique vers le centre. En dehors des très rares escapades au-delà de la banlieue, dans ce clip tout est ultra-éclairé par la puissance électrique; pour un peu, l’E208 pourrait se recharger rien qu’en se laissant baigner dans cet océan photovoltaïque.
D’ailleurs le plan d’ouverture, ce sont les reflets des éclairages artificiels s’écoulant le long de la carrosserie bleue de la 208, comme si les électrons flottaient sur sa peau. En un éclair, nous voici sous la dalle d’une cité, traversant en travelling une avenue souterraine, en direction d’une 208 tous crocs allumés, toutes griffes dehors. Les yeux sont captés, cette fois ci, par la signature lumineuse, comme si la voiture restituait la lumière qu’elle avait emmagasinée. Certes, la 208 ne dispose pas de panneaux solaires, mais on peut la brancher sur la ville. L’énergie qui illumine celle-ci est aussi celle qui met la 208 en mouvement. Le modèle jaune qu’on voit ici est, certes, thermique, mais ça, on ne le sait pas encore, et Peugeot minimise le plus possible les signes permettant de distinguer ces deux déclinaisons du modèle.
Es-tu prêt ?
Deux plans planétaires et un roulement de tambour plus tard, l’injonction vient, comme une main tendue : est-on prêt ? Le genre de question qu’on pose quand quelque chose se prépare, que les habitudes vont être rompues. Et de fait, on se doute bien que la tonalité des communications visuelles de la Clio5 vont être nettement plus axées sur la convivialité, la célébration de la vie simple entre potes faisant des virées, partageant des loisirs valorisants. Parce que de la 4 à la 5, chez la Clio, rien ne change vraiment. Ici, la 208 se pose au contraire dans un décor juste assez décalé pour qu’on ait du mal à s’y retrouver : le sous-sol urbain, l’obscurité, les milieux clos dans lesquels son énergie semble se concentrer pour lui procurer toute sa force cinétique, prête à exploser, ce sont des lieux mystérieux pour lesquels on n’a pas de clés. Il faudra s’y faire introduire. Et c’est très exactement ce qui va se passer.
Succession de plan hyper courts, à la frontière du subliminal, l’œil est pris de vitesse. La 208 bleue semble sommeiller dans l’obscurité, tous phares éteints, presque inquiétante, et sans qu’on ait le temps ni de s’y préparer ni de s’en apercevoir un modèle jaune se rue vers nous, il nous croise, comme un flash au ras du sol, et on se retrouve en extérieur, sous la pluie, une E208 patientant à côté d’un homme, trempé. Il y a tellement d’électricité dans l’air qu’on ne serait pas surpris s’il s’effondrait sur le goudron, traversé par des gigawatts de puissance qui semblent se diffuser, librement, à travers l’atmosphère inondée. Nouvelles sommations : il est temps de souhaiter bienvenue à la nouvelle venue. Et on ne sait plus trop, du coup, où on est : est-ce la voiture qui nous accueille dans son monde ? Ou bien sommes-nous censés lui faire une place dans le nôtre ? C’est là le talent de la publicité quand elle est bien faite : elle opère un glissement. Ce qui était l’étranger devient le familier, l’objet qui était au centre du monde nous laisse sa place, et maintenant, c’est à nous de faire quelque chose.
Nous ?
Qui ça, nous ?
Je laisse le spot répondre : « vous ». « Toi » pour les intimes. Re-renversement, si la publicité s’adresse à moi, c’est que je ne suis pas encore au centre du monde, que je demeure un peu banlieusard, ou pire, provincial dans cet univers. Il faut que je fasse encore un effort, et que je m’y atèle vite parce que pour le moment, la publicité semble me dire que la 208, elle a été surtout conçue pour les autres. En effet, une galerie de portraits est dressée là, sous mon regard. Le petit peuple de la 208 défile sous mes yeux, et la seule image dans laquelle je puisse me reconnaître, c’est la toute première : l’oeil qui regarde, en douce, depuis une fente dans le décor, façon Norman Bates. Cet oeil sans visage, il pourrait être le mien, puisqu’il pourrait être celui de n’importe qui.
En revanche, je ne suis ni cette jeune femme accoudée sur le toit au milieu des néons ultraviolets, ni cet ado qui prend la pose devant un immeuble parallélépipède absolu, jeune homme déjà achevé devant un monde monolithe, ni ces deux jeunes femmes, tellement parfaitement à la mode, qui semblent me dire que jamais, jamais je n’aurai ce talent pour dénicher non pas un vêtement mais très exactement CE vêtement qu’il aurait fallu porter là, et maintenant, et ni hier pas plus que demain, et d’ailleurs voici leurs potes, en brochette, carrément assis sur le toit de la 208 à peine sortie de la chaîne de montage, parce que oui, évidemment, ces gens là font ce dont je serais parfaitement incapable, s’asseoir sur une voiture, manquer de respect pour quelque chose à quoi on attribue bêtement une valeur inexistante, intimant un respect qui n’a pas lieu d’être, et qu’ils ne reconnaissent donc pas, ces jeunes gens qui ne sont pas moi, plus malins, plus au fait des choses, davantage en phase avec ce monde où les buildings oppressants ressemblent à des usines qui voudraient se faire passer pour des châteaux forts. Ils sont là, vautrés sur la 208, à attendre quelque chose. Les images se succèdent un peu vite, alors que la musique fait monter son taux de pression électro, mais si je prends un millième de seconde pour y réfléchir, je comprends que ce qu’ils attendent, c’est moi; d’ailleurs, c’est marqué en gros sur l’image. Il était temps d’y prêter un tout petit peu attention parce que les événements vont se précipiter. Ça fait furtivement se marrer un gars un peu âgé, un noir bien sapé, posé au milieu d’une rue plutôt moins oppressante que les paysages dystopiques entrevus jusque là, il est bien éclairé, la caméra tourne autour de lui, il est à son tour le point de fuite de la composition, à ceci près que ce n’est pas exactement lui, c’est aussi ce jeune homme chez un disquaire, qui affiche le même air heureux que le précédent, qui pourrait être son père, oui lui-même dans quarante ans. Et puis, tiens tiens, c’est l’ado des immeubles cubiques, avec sa chemise blanche discrètement imprimée, son petit blouson vert et son air sûr de lui qui, cette fois ci, est appuyé à un pilier, dans une galerie commerçante, devant un disquaire, Revolution records (qui, soit dit en passant, existe effectivement a Cape Town), accompagné cette fois-ci d’un autre jeune homme, qui affiche lui aussi cet air arrogant qu’on ne pourrait pas adopter dans la vraie vie sans se transformer aussitôt en personnage de fiction (mais à l’adolescence commence, justement, une période où l’être humain est, pour une durée indéterminée, un personnage de fiction, ce qui rend les ados particulièrement adaptés à l’univers publicitaire). Ces deux jeunes hommes, malgré ce genre de proximité qui se situe juste à la frontière entre la simple juxtaposition et le doute sur la nature réelle de leur relation, ils ne sont pas moi. Pas plus que je ne suis ce basketteur junior, ni cette quinquagénaire manifestement diplômée, et à l’aise avec son âge; ce visage asiatique, qui est du genre à provoquer du trouble dans le genre, ce n’est pas le mien non plus, cette veste portée sous des cheveux longs dans une posture presque inquiète entre deux autoponts, ce n’est pas la mienne, cette coupe afro sur le crane d’un des membres de la brochette de jeunes assis sur la 208, je ne pourrais pas la porter, ni en plein air, ni dans cette boite de nuit, qui est assez exactement le genre d’endroit où je ne vais pas. Suis-je un emoticon-gueule-de-chiot ? Je ne crois pas non.
Bordel, je viens de regarder une bonne dizaine de visages. Sur la plupart d’entre eux étaient inscrites les lettres qui me désignaient moi : YOU, tellement grosses qu’elles barraient l’image dans sa majeure partie. Cette image, elle me désignait, et pourtant à aucun moment je ne pouvais m’y reconnaître. Je pense qu’il faut retenir ce moment et cette sensation, parce que politiquement, elle n’est pas innocente. Il en va de la vente des objets comme de la recherche du bonheur : tout n’est qu’une question d’accord. Pour être heureux, il faut être en accord avec le monde. Et pour ça, soit je me règle sur le monde (sagesse antique), soit je règle le monde sur moi (technique moderne). La vente des objets, c’est la même chose : soit je règle l’objet sur le client potentiel, je lui demande ce qu’il veut, et je fais en sorte de le lui procurer (tactique Clio), soit je fais un objet, et je dis à l’acheteur que certes, il n’est pas fait pour lui, mais que ça n’est pas grave, parce que s’il accepte de devenir cet autre que lui-même qui, lui, est en phase avec l’objet, alors il pourra y accéder. Alors, il aura l’objet, certes, mais quelque chose de mieux encore adviendra : il deviendra ce genre de personne qui va avec l’objet. Et de toute évidence, devant toute cette jeunesse qu’on sent être ailleurs comme chez soi, ces gars et ces femmes qui semblent n’avoir aucun désaccord avec le monde, comment ne pas avoir le sentiment qu’en effet, il est peut-être temps de passer à autre chose, et de devenir, enfin, quelqu’un ?
Changer de peau
Si vous êtes attentif, politiquement, depuis quelques temps, c’est exactement ce qui est en train de se passer. Et je pense, aussi, que la communication Peugeot est en phase avec ce glissement. Tout cela n’est pas tellement visible dans le clip promotionnel de la 508 PSE, parce qu’elle est avant tout une proposition mécanique, mais elle aussi évolue dans un ailleurs qui semble dire « Tu me veux ? Alors viens me chercher ». Et cet ailleurs vers lequel elle file, c’est cette ville dont la skyline barre l’horizon, celle dans laquelle, la nuit, évolue la 208. Mais regardez le spot mettant en scène l’E-Legend. On y retrouve cette même façon de désigner ceux pour qui cette voiture est faite, et ce sont précisément ceux en qui je ne peux pas me reconnaître. Les objets, désormais, demanderont un effort de notre part. Il faudra s’y adapter.
Dans ce monde où les choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles sont, quand on croise la 208 dans un tunnel, elle est jaune quand elle s’approche, et bleue quand elle s’éloigne. Quand Peugeot choisit de ne pas faire comme Renault, et de ne pas distinguer ses modèles électriques du reste de la gamme, la marque ne le fait pas à moitié. Et à strictement parler, ici, c’est la version thermique qui semble être une variante d’une 208 pour laquelle la source d’énergie qui l’anime lui est, dans le fond, indifférente. De nouveaux plans se succèdent, en boite de nuit tout d’abord puis, d’un seul coup, en rase campagne : un homme, seul, court semble-t-il, sans fin. Vue la vitesse à laquelle il court, lui non plus n’est pas moi. A vrai dire, il n’est personne si ce n’est la personnification de l’endurance et de la performance que veut incarner l’E208. Capable d’accélérations dignes de la 205 GTi 1,9, elle risque évidemment, si elle se prête à ce jeu, de ne pas nous amener bien loin. Mais l’image est habile dans le mélange des genres : ce sprinteur est, aussi, marathonien, et telle est l’image que la 208 veut donner d’elle-même. Et pourtant, quelque chose nous dit que les paysages désertiques vers lesquels elle file ne sont pas très richement pourvus en bornes de recharge. On le sait, la publicité sait qu’on le sait. Peu importe en fait, tout ceci renforce l’idée que la 208 est rudement bien prévue pour notre paysage réel : la ville.
Si le sprinteur marathonien est l’image de la version électrique, l’image furtive du moteur à explosion, c’est le boxeur, le feu, et deux femmes qui s’embrassent. On dira qu’il en fallait bien. On répondra que s’il en fallait tant, on en verrait plus, or on en voit peu, surtout en France. Si Peugeot place ici cette image, c’est qu’elle a encore une vertu explosive, un potentiel pyroplasmique important, et que c’est à ce moment précis qu’il faut l’exploiter. Deux femmes qui s’embrassent, c’est tout sauf un apaisement. Ça me dit, de nouveau « Tu n’es décidément aucun de ceux à qui cette voiture est dédiée, alors fais un effort ».
Alors, il est temps de revenir vers la voiture, et d’y entrer. De nouveau alternance de bleu et de jaune, main ouvrant fermement la portière jaune, et on s’introduit (c’est marqué, de nouveau, en gros sur l’écran). Séquence de roulage en respectant la limite à 50. On est la nuit, on peut bien apprécier l’ambiance nocturne de la 208, voiture de l’ère numérique. Ça s’illumine de partout, ça rayonne quasiment tant l’habitacle semble littéralement constitué, majoritairement, d’écrans. Pour peu qu’on y ajoute celui de son smartphone (et c’est prévu), et on se retrouve au volant d’un engin futuriste, aux affichages tout droit venus de véhicules conçus dans l’univers de la science fiction. On comprend de plus en plus qu’en réalité, les être humains qu’on a vus précédemment, s’ils ne sont pas moi, c’est moins parce qu’ils viendraient d’ailleurs, que parce qu’ils viennent de plus tard. Ils ne sont pas des migrants, ni des étrangers. Ils sont chez eux, dans un futur qui n’est pas le mien, mais vers lequel je peux aller.
Où suis-je ?
Ce qui indique que c’est bien là la lecture qu’on peut faire de ce montage, c’est qu’il y a un visage dont je n’ai pas parlé, celui qui, de tous, est le plus éloigné du mien parce qu’il est d’une autre nature : le visage numérique de cet être virtuel qui découvre, le premier, la 208. Il est, essentiellement, un visage écran, et c’est le premier qu’on voit nettement dans ce film. Les précédents étaient cachés. Le tout premier dans le noir, le second parce qu’il est filmé de dos, et le troisième parce qu’il se trouve derrière un rideau de pluie. Le premier visage est une image synthétique, éberluée par ce qu’elle voit, quasiment projetée en avant par le travelling compensé, prête à sortir de l’écran pour faire irruption, dès lors, dans mon monde.
Mais non. En fait, c’est l’inverse : si les visages filmés tout au long de la publicité ne sont pas moi, alors ce visage numérique est le seul qui puisse être le mien. Et son mouvement en 3D qui consiste à franchir les limites de l’écran, c’est le mouvement, filmé de face, qui est censé être le mien. Si on voulait pousser les choses vraiment loin (et peut-on vraiment croire qu’un texte écrit en moins d’une heure, et lu en moins de 20 minutes peut aller aussi loin que le boulot de conception mis en oeuvre par l’alliance d’une boite de prod’ et d’un service marketing ?), on pourrait dire que si tout est cohérent (et tout est cohérent), alors tout nous mène vers cet objet singulier qu’est l’affichage holographique de la 208.
Faire écran
Qu’est ce c’est ? Au plus profond, un écran normal, sur lequel s’affichent des informations. Et puis plus près, un écran parfaitement transparent, et dès lors invisible, sur lequel on peut voir le reflet d’une image qui est projetée, perpendiculairement à cet écran. Un hologramme par projection en somme. Une image qui semble en prendre appui sur rien, qui suppose donc un écran dont on a l’impression qu’on le traverser. Disons cela autrement : c’est un passage vers un ailleurs. Mettons nous d’accord : l’écran holographique de la 208 n’a pas été créé pour servir de support à un message subliminal. Mais si on observe un peu ce qu’il est, et si on garde en tête le fait que le spot doit être une invitation, alors il est logique d’évoquer cet écran, opportunément, au moment où le spectateur se dit qu’il pourrait faire un pas vers cette voiture, et vers ces gens qui sont censés être lui, et dont il a conscience, précisément, de ne pas pouvoir s’y identifier.
Vous voulez devenir paranoïaque ? Alors regardez. Ce dont nous parlons, là, c’est d’adaptation, de passage d’un monde à un autre, de mouvement qu’il faut faire vers l’objet. C’est important, commercialement, parce que tant que le client n’a pas fait cet effort, ça ne lui coûtera rien d’aller vers un autre produit. Mais s’il fait l’effort, alors il est piégé, parce que repartir lui demandera le même effort en retour. Et vous savez quoi ? Le problème de Renault, c’est que c’est justement une marque qui veut n’imposer aucun effort à ses clients. C’est bien, mais ce n’est pas la bonne manière de les garder. Alors maintenant qu’on a compris ça, souvenons-nous : le personnage numérique du début, filmé en travelling compensé, c’est moi qui suis représenté en train de franchir l’écran. Cherchez alors dans le film le moment où le mot « s’adapter » apparaît. Comme c’est en anglais, vous verrez les mots « that adapts itself » apparaître en surimpression de l’écran holographique, très clairement mis en évidence (le 49 flotte littéralement dans l’espace) et l’impression donnée, très furtivement, est celle d’un travelling compensé. En somme, mon visage est en train de se déplacer vers cet écran pour le traverser. Je suis devenu ce personnage numérique. Et là, les communicants de chez Renault, qui ont bâclé leur sujet en créant cette publicité absurde dans laquelle une « entité numérique » au visage flippant est censée vivre pour nous de véritables expériences, peuvent commencer à changer de métier.
Virer au rouge
A ce moment, le spot devient un alliage d’inquiétude et de réconfort. Tous les mouvements se font plus oppressants parce qu’ils semblent échapper à notre contrôle. On traverse l’habitacle selon une trajectoire qui, pour notre corps, serait impossible (façon David Fincher), on suit la 208 dans la rue, mais un poil trop près, comme si on était tracté derrière elle par une force magnétique contre laquelle on ne pourrait rien. Une minuscule pause, pieds passés par la fenêtre sous les arbres, et la plage dans le rétroviseur et le mouvement repart de plus belle, dans une jolie perte de contrôle. Une femme aux cheveux roses rit aux éclats à l’arrière, smartphone en main, une autre femme, dans une sorte d’image très lourdement chargée de nostalgie, conduit, cheveux aux vents, et regarde vers le passager, le visage baigné par le soleil, et je suis tellement près d’elle que ses cheveux pourraient presque caresser mon visage. Et pourtant non, ce n’est pas moi qu’elle regarde, je suis sur la banquette arrière, mais je regarde cette femme qui regarde amoureusement quelqu’un d’autre sur le siège passager, comme ce regard furtif qui observait, il y a moins d’une minute, par une porte entrebâillée. Le clip parcourt alors de nouveau cet autre monde, et on retourne chez ce disquaire, où plusieurs des adolescents sont regroupés autour d’un smartphone, et rient ensemble de ce qu’ils regardent. Les 208, elles, s’en foutent, elles tracent leur route nocturne dans cette ville sans nom, moitié Cape Town, moitié Paris (le GPS situe la scène, furtivement, Quai de l’Hôtel de ville), elle file sous les messages qui nous donnent des consignes contradictoires : connexion, reconnexion, recharge. On ne sait plus si ce sont des exigences de la voiture elle-même, ou bien ce qu’on attend du client. Et de toute évidence, on doit entendre ces ordres dans ces deux sens. Une femme court en riant dans un couloir rouge. De nouveau l’idée du passage vers quelque chose; et on devine ce que peuvent bien figurer les couloirs rougeâtres. Celui-ci, filmé dans l’autre sens, s’achève sur un plan saisissant deux femmes dansant trop près l’une de l’autre pour que cette absence de distance ne soit pas l’image d’une totale absence de distance entre elles. Et on se dit qu’une fois, ça pouvait être une simple façon de céder à une mode, mais que deux fois, c’est qu’il y a quelque chose de plus insistant et de plus important. On nous amène quelque part, et les rayons de lumière rouge, qui sont la continuité du tunnel, nous le montrent clairement. La 208 est au bout du tunnel, comme le sont ces deux femmes qui réapparaissent dans un flash rouge, juste avant que la chevalière d’un des deux gars magnétiquement si proche de celui dont on ne sait pas trop s’il est son pote, ou plus que ça, se projette, avec tout le poing qui va avec, vers mon écran, et donc vers mon visage. Sur cette chevalière, une patte et des griffes, comme par hasard.
La 208 veut frapper. Elle n’est pas du genre à venir se glisser en douce dans nos envies. Elle cherche manifestement à les provoquer. Et cette séquence stroboscopique s’achève frénétiquement sur l’image d’une femme dansant seule, dans un total lâcher-prise, sous les courbes tangentes de deux bretelles d’autoroute.
On semble être, pour de bon, passé à autre chose.
Retour au calme.
La 208 file, en mode translation dans la ville inconnue. Elle se joue des blocs qui la surplombent, elle se faufile, habile dans un univers taillé pour elle. Une fois encore, il se passe un tout petit truc, un micro mouvement qui fait que la voiture est incroyablement présente à l’image. Ce truc est à ce point systématique qu’il ne peut rien devoir au hasard. Les avenues sont imperceptiblement ondulées, et provoquent des micro compressions des suspensions. La voiture avance, quasiment imperturbable. Mais on perçoit, subrepticement, ces micro-irrégularités de la route, et c’est ce qui apporte de la vie dans cette petite masse de nerfs en mouvement, mélange de stabilité et de vivacité. La 208 jaune trace à vitesse contenue, et c’est comme une prise d’élan. Tout le film semble être dans l’attente de quelque chose. Et après un tel assaut vers le spectateur, tant de messages dirigés vers lui, semblant attendre quelque chose de sa part, on est prêt à se concentrer de nouveau sur la voiture, dans un plan qui est, exactement, ce genre de travelling en tangente que les amateurs de bagnole adorent. La caméra file droit, sur la voie centrale d’une avenue. Sur une perpendiculaire apparaît la 208 bleue qui émerge d’un tunnel. Elle ne freine pas et alors qu’on passe le carrefour, elle dessine une jolie courbe, comme quand on vire un poil plus loin que la corde, et qu’on braque du coup un peu plus sec que ce qu’on aurait pu faire, parce qu’on aime inscrire un peu franchement la voiture dans la courbe, plus vite qu’on ne l’aurait fait en serrant d’avantage. La caméra pivote, et on se retrouve juste sous le nez de la petite Peugeot, qui suit à bonne allure, juste derrière. En arrière plan, dans l’axe de l’avenue sur laquelle on a continué tout droit, tous les feux sont verts.
On ne peut en tirer qu’une conclusion : cette 208 qui nous suit en plein écran, vient de passer au rouge.
Et en bonus, la 208 en mouvement, plus longuement :