Plus encore que les autres, l’automobile est un objet qui ne fait que passer. Parce qu’elle est vouée au mouvement, quand elle s’arrête définitivement, elle perd sa fonction.
Pourtant, à ce moment, certaines automobiles semblent ne pas avoir pour autant perdu toute raison d’être. Là où la casse traite des déchets automobiles, il y a des cimetières de voitures dans lesquels on croit pouvoir déceler, irradiant de carcasses désormais inutilisables, une aura, comme une âme, une vie après la vie qui pourrait nous laisser penser que la véritable bagnole se reconnaît à ceci : elle ne se réduit pas à son usage, et ce faisant, quand elle ne sert plus à rien, il reste cependant quelque chose d’elle; privilège que, finalement, l’automobile ne partage qu’avec un très petit nombre d’objets.
Ainsi, même hors d’usage, circuit hydraulique explosé, sphères crevées, suspension pour toujours effondrée, une Citroën SM tellement pourrie par l’humidité que sa peinture ressemble aux bains chimiques dans lesquels, en Islande, apparaissent les premières formes de vie, que son habitacle est protégé des regards par les mousses qui peu à peu se sont répandues sur la totalité de sa surface vitrée, même anéantie, ce coupé Citroën conserve une présence que n’aura jamais une BMW X3, pour prendre un exemple contemporain prétendant, lui aussi, à un prix élitiste. Même si son électrocardiogramme est définitivement plat, sa présence reste intacte, et le poids du temps qui pèse sur ses ailes, fait sans doute de cette présence quelque chose plus puissant encore, qui incite
à davantage de respect que ce qu’on pourrait avoir pour une 308 en état de marche. Il y a de la noblesse dans cette épaves, et on peut rêver devant un tel navire amiral, quand bien même on le découvre, échoué, gisant au milieu des mauvaises herbes.
D’une simple carcasse de coupé Alfa-Roméo émane encore une aura qui est un mélange de formes encore présente, de lignes qui demeurent, pour toujours l’oeuvre de Bertone. Même dépouillé de tout ce qui en constituait les détails charmants, réduit à sa plus simple expression, une caisse, on retrouve les proportions parfaites, on devine les roues venant remplir pile poil comme il faut les passages qui, hier encore, les abritaient, la calandre vide évoque le regarde qui jadis lui donnaient un regard et une vie qui semblent ne pas s’être encore éteints.
Une épave est un souvenir. Et parce que la culture est mémoire, certains objets manifestent leur appartenance à la culture à leur façon de s’inscrire dans cette mémoire collective, de la convoquer, de la réactiver : contempler le cadavre d’une Alfa-Roméo Montréal, c’est se souvenir de ses paupière singulières que la rouille a fermées pour toujours, s’imaginer en ouvrir la portière pour s’y installer, c’est faire une virée dans les années 70, se remémorer le contact de matières aujourd’hui disparues, de cuirs d’un autre temps, d’interrupteurs à bascule qu’on manipulerait juste pour le plaisir de les sentir se verrouiller sous le doigt en position on, puis off, puis on de nouveau, quand bien même ils ne produisent plus aucun effet sur quoi que ce soit. Dans cet habitacle devenu champignonnière, il fait définitivement froid, les sièges sont des éponges, et pourtant, il y règne une chaleur qui est celle des souvenirs d’expériences qu’on n’a pourtant, soi-même, jamais vécues. Mais
On sait qu’un jour, quelqu’un est venu chercher chez un concessionnaire ce coupé hors du commun, qu’il a mis ses mains sur ce volant en bois, manœuvré ce levier de vitesse positionné là où, chez Alfa, on sait qu’il doit être, qu’il s’est garé, pendant des années, là où les gamins du quartier venaient roder pour voir de plus près ce concept car livré à la rude loi de la route. Sous le capot, des cylindres se tiennent, endormis. Peut-être pourraient-ils se dérouiller les bielles un instant, pour peu qu’on leur donne un petit coup de starter, un gros coup de défibrillateur, ou un miracle.
La voiture partage avec l’être vivant ceci : son cadavre est à deux doigts d’être vivant.
Alors, quand on la chance de tomber sur une cimetière de bagnoles, une fois passée la tristesse de voir tant de belles endormies maltraitées par le temps, une fois qu’on a déploré le manque de soin, l’indifférence d’un propriétaire manifestement absent, ingrat, ou dépassé par les événements, une fois qu’on s’est fait une raison et qu’on réalise que, oui, c’est ainsi que les bagnoles vivent, on peut se dire qu’un tel cimetière a aussi, quelque chose à voir avec le paradis originel, et que ces mécaniques méritent, elles aussi, de goûter un repos éternel.