Il est estonien, il a la vingtaine. A l’âge de 13 ans, Rain Prisk découvre la possibilité de retoucher des photos d’automobiles qui lui plaisent, certes, mais qu’il imagine encore plus belles, et il se lance. Une BMW série 7 sera son premier cobaye. Le résultat ne sera pas à la hauteur de ses rêves, mais il mettra cette petite déception sur le dos de la technique, alors il s’entraînera inlassablement, et ça fait un moment, maintenant, qu’il propose sa propre vision de modèles qui, tous, pourraient figurer dans le panthéon automobile des véritables amateurs de bagnoles.
Au-delà de la performance technique, qui saute aux yeux immédiatement, et qui se situe un cran au dessus de ce que peuvent proposer ceux qu’il cite comme des exempes (Glacius, ou Khyzyl Saleem, auquel il faudrait, quand même, consacrer un article un de ces jours), ce qui est frappant chez Rain Prisk, c’est le sens de l’ambiance, le goût pour les détails, et l’expression tous azimuts d’une culture automobile qui redonne foi en cette génération dont on pourrait craindre qu’elle se foute complètement de ce patrimoine historique.
En furetant dans sa galerie, et dans les visuels qu’il publie à droite à gauche (ici, là, et puis là aussi par exemple), on mesure l’ampleur de sa curiosité, son goût pour les formes, son éclectisme, qui lui permet de travailler tantôt sur d’immenses classiques de l’histoire de l’automobile, réinterprétant des grands classiques, des standards du répertoire, tantôt s’attaquant à des modèles délaissés ou mal aimés du grand public, réveillant dans la mémoire collective les AMC Pacer ou les Fiat Multipla, dans des versions fantasmées, inquiétantes, habitées de cet esprit particulier qui souffle à travers tous les modèles qui, depuis les premiers engins roulant jusqu’aux derniers démons destinés à l’asphalte, tracent des trajectoires imaginaires dans l’esprit de ceux qui ne posséderont sans doute jamais, mais passent de longues heures à rêver devant leurs photos, et parcourent le monde pour les entrapercevoir dans des musées ou, de plus loin, depuis les allées des grands salons de l’auto.
Ces engins, malgré les apparences, n’existent pas. Ce sont de pures images, des photos retouchées. Et pourtant, aussi paradoxal que ça puisse sembler, Rain Prisk se donne énormément de mal pour faire passer ses modèles du monde qui est celui de leurs origines, à un univers parallèle auquel ils ne sont pas destinés. Ainsi, le Multipla et la Pacer deviennent de véritables dragsters, des machines de guerre menaçantes à mille lieux de leur destination première. Inversement, Rain Prisk propose très souvent de faire passer des modèles, ou des marques, de l’univers de la piste de course au monde du off road. Et il y a peut-être là une intuition digne de ce qu’un jeune designer peut deviner : la route, pour lui, sera tôt ou tard un ruban parcouru par des véhicules autonomes programmés pour ne pas laisser de place au grain de folie consistant à prendre un virage à la corde, à relancer un poil trop tôt pour que le train arrière se déhanche un peu, à s’amuser un peu à faire des appels/contre appels sur les petites routes. Il faut s’attendre à ce que la route devienne un rail, et à ce qu’on prenne la voiture comme on prend le train. Alors, le territoire de la bagnole sera, pour de bon, le bas côté, le chemin, et le territoire vierge de tout parcours organisé. Dans cette perspective, les véhicules tout terrain imaginés par Rain Prisk ont tout leur sens. Mais on observera qu’il ne se contente pas de surélever une hypothétique Ferrari. Non seulement il la perche sur des roues crédibles, devant plus à la culture du buggy qu’au fantasme du Q7 perché sur des pneus taille basse, mais il l’équipe de tout l’attirail généralement monté par des survivalistes sur des pick-up Toytata ou GMC : porte-kayak, roof-top-tents designées aux petits oignons, qu’on devine totalement fonctionnelles tout en participant pleinement à l’allure immédiatement séduisante de ces engins imaginaires. Ainsi, étrangement, ce sont des dessins qui ne donneront pas lieu à des suites industrielles qu’on peut retrouver, aujourd’hui, l’ambition de faire de l’automobile un objet dont la beauté puisse venir de sa fonction. Dans le même ordre d’idée, le fait que Prisk soit pour ainsi dire frappé par une sorte d’obsession consistant à équiper ses modèles de coffres de toit, et à designer cet équipement de sorte qu’il fasse corps avec la bagnole sur laquelle il est monté, est un signe de l’esprit automobile qui l’habite, et de la vision qu’il a du futur automobile.
Trois modèles pour illustrer son talent, découverts grâce à cette importante source qu’est le site The Automobilist, tous piochés parmi les modèles painted black. Trois indications édifiantes, à propos des bolides qui tournent à haute vitesse dans le cerveau de Rain Prisk. Et si la Countach est une sorte d’évidence (mais sa déclinaison est une sorte de mue de l’antique modèle en une version qui pourrait pour ainsi dire sortir telle quelle des ateliers, là, aujourd’hui), la Lagonda est un modèle rarement choisi par ceux qui ont envie de revisiter un modèle. Et on mesure à cet exercice le talent du jeune homme : là où tout le monde surligne à l’excès les lignes futuristes de cette invraisemblable berline, Prisk, lui, la déterritorialise, la déplace dans l’univers de la course, pour lequel elle ne fût pas conçue. Et se faisant, il la révèle comme objet utilisable. En fait, il y a dans les images qu’il produit le même effet que celui qu’on pouvait ressentir en découvrant les premiers Star Wars : les objets y étaient crédibles parce qu’ils portaient la marque de l’usage qu’on en avait fait. L’usure, la patine, la poussière, les textures qu’on a l’impression de pouvoir toucher, tous les effets de réalisme contribuent à mettre en présence d’une automobile qui semble avoir son histoire propre, et à susciter les sens qu’une photo ne peut restituer, l’odeur, le son. Notez au passage, sur le flanc du monstre, le logo du nouveau projet de Clarkson, May et Hammond, Drive Tribe, qui renforce cette façon d’introduire cette Lagonda inexistante dans l’antichambre du monde réel (le trio britannique est bel et bien situé quelque part entre le réel et l’imaginaire, n’est-il pas ?). Enfin, la Buick GNX, qui est un peu le cadeau pour les connaisseurs. Partir d’un engin que le plus grand nombre considérerait volontiers comme un peu rébarbatif, ou ingrat, est toujours un plaisir, surtout quand ce modèle banal faisait l’objet, du temps où il était commercialisé, de déclinaisons un peu endiablées. La Buick Regal n’est pas souvent citée dans le palmarès des modèles préférés dans l’histoire de l’automobile. Mais les déclinaisons GNX en firent, en leur temps, des bagnoles finalement totalement désirables, grâce à la magie de leur mécanique turbocompressée, mais aussi d’une allure sobrement virilisée, juste ce qu’il faut, dans un esprit de pure efficacité, comme sait parfois le faire l’Amérique. Prisk, ici, pousse simplement les curseurs du modèle originel dans le rouge, pose l’engin sur la piste, et laisse l’imaginaire faire le reste.
Mine de rien, proposer ainsi de réelles présences, sans pour autant construire l’objet, afin qu’il demeure pour de bon dans un univers accessible à tous, puisque non réservé à ceux qui auraient les moyens de se les offrir, c’est bel et bien se situer dans la sphère de l’art.