Dans son Elément

In Antoine Elizabé, Art, Defender, Land Rover, Movies, New Defender
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Au-delà d’une certaine garde au sol, les quatre roues d’une automobile n’ont plus grand chose à faire sur le ruban lisse d’une voie goudronnée. Et de la même façon que certains achètent fin cher, chez un éleveur huppé délivrant des pedigrees de compet’ un setter irlandais qui ne verra jamais les chemins tracés par le gibier dans les forêts, certains franchisseurs ne verront jamais les paysages pour lesquels ils ont été conçus, les pentes auxquelles l’équilibre de leurs masses et leurs angles d’attaque extrême les destinent, les chemins aux creux desquels ils pourraient croiser leurs ponts selon des géométries qui font mal aux vertèbres et à toutes les articulations un peu complexes et volontiers douloureuses que notre corps comporte, rien qu’en les regardant.

Il y a quelque chose de triste à voir un être ne pas pouvoir développer son potentiel dans le milieu auquel il était destiné. Un Defender cantonné aux environnement urbains, aux parkings d’hôtels de bon goût et au transport quotidien des enfants à l’école privée du coin est comme un lion coincé dans le zoo qui en a fait l’acquisition pour le montrer au public, galerie épatée par la mise en scène d’une telle adaptation à un environnement singé par le décor, sans que rien dans cette scène trop petite pour lui, trop aseptisée aussi, puisse lui permettre de cultiver ce que ses gènes ont pourtant en tête : prélever dans le cheptel des proies son prochain repas, se foutre sur la gueule avec un autre mâle, assurer sa position dominante en tuant dans l’œuf toute volonté de rébellion chez les jeunes concurrents qui prennent un peu trop la confiance.

La joie est un concept sous évalué. Elle est pourtant le signe de l’accomplissement de soi. L’émotion vécue lorsque le désir le plus profond qu’on puisse ressentir au creux de son propre être parvient à ne plus être l’objet d’une rêverie, d’un projet impossible, d’une velléité restée lettre morte, mais passe du possible au réel, du potentiel au concret, du virtuel à l’actuel. La joie est ce qu’on éprouve quand ce pour quoi on est fait passe à l’acte, quand on se révèle à soi-même et aux autres dans l’action, quand les forces qu’on contient, au plus profond de soi, trouvent enfin un chemin dans le monde pour se mettre à l’œuvre, et s’accomplir.

Il en va des hommes, et des animaux, comme des objets. Un Opinel qui ne couperait jamais rien ne serait pas vraiment un Opinel. Une Ferrari à laquelle on n’offrirait jamais une ascension de col, puis la descente de celui-ci sur l’autre versant du relief, demeurerait un pur sang qui ne se verrait jamais autorisé à se cabrer pour de bon. Un Defender qu’on n’emmènerait jamais là où la DDE locale n’a pas encore tout goudronné afin de faire de chaque mètre carré du territoire un espace offert à la première berline venue, n’est pas vraiment un Defender. Il est une dépense inutile, un moyen excessif mis au service d’une action qui n’en demandait pas tant. On n’achète pas ce genre de 4×4 pour rouler sur les feuilles mortes à l’automne. On ne construit pas un engin si lourdement chargé de matériaux aujourd’hui rares, de technologies aussi sophistiquées, d’aptitudes hors du commun, juste pour compenser le manque de savoir-faire de celui qui est au volant quand la route devient, peut-être, et en fait le plus souvent même pas, un tout petit peu glissante sur ses accotements.

Si on voulait trouver la racine de la tristesse qu’on éprouve en regardant un Defender impeccablement propre, absolument identique à l’état dans lequel il était le jour où le concessionnaire local en a remis les clés à son heureux propriétaire, en train de rouler sur régulateur de vitesse le long d’une voie rapide, il faudrait remonter au 17e siècle, lorsqu’un penseur né à Amsterdam, Baruch Spinoza, s’intéressa précisément à la joie, qu’il définissait comme le signe de l’accroissement en soi du désir, du passage de celui-ci de la puissance à l’acte, du potentiel au réel. La joie, c’est ce qu’éprouve l’être en lequel la force d’exister augmente, se cultive, se forme comme une vague passant de la simple ondulation à la surface de l’eau à cette colline tout entière capable d’embarquer sur son dos surfers, scooters de mers, petits canots puis, carrément, des yachts de milliardaires russes complaisants avec le pouvoir dans la main duquel ils viennent picorer ce qui finance ce genre de jouets puis, des paquebots entiers, barres d’immeubles flottantes embarquant à leur bord une petite ville remplie de prolétaires se battant pour une chaise longue au bord de la piscine, pour une place au soleil sur laquelle ils jettent un drap de bain en signe d’appropriation comme d’autres plantent des piquets sur le sol, construisent une barrière, se mettent au milieu avec un fusil et décrètent qu’ici, ils sont chez eux, sentant soudain le sol se lever sous leurs pieds, la ligne d’horizon basculer sur un axe dont ils ne sauraient trop dire où il se situe, informés maintenant moins par les yeux et le cerveau que par l’estomac manifestement bien décidé à se renverser lui aussi à mesure que l’onde désormais gigantesque balaie tout sur son passage, tiens, un super tanker qui vient de frôler l’empilement de balcons des suites avec vue, à babord, mais… on va pouvoir l’éviter, ce porte-container hissé plusieurs mètres plus haut, dévalant la pente comme une vulgaire luge sur laquelle se tient, à califourchon, la déesse marchandise en transit de la Chine vers le Vieux Continent, hurlant sa joie de venir percuter de plein fouer le rafiot sur lequel ses propres clients prennent du bon temps, visant la salle de balle pour transformer la Croisière s’amuse en Poséïdon. Quiconque éprouve en soi une telle montée de puissance éprouve une joie d’autant plus intense qu’il sent qu’il ne s’agit pas d’un simple plaisir ponctuel, mais de la pure et simple réalisation de soi. Parquer un Defender sur une voie rapide, même en file de gauche, lui interdire la boue, la neige, le gravillon, la pierraille, flipper à l’idée qu’une de ses jantes puisse être rayée par une roche affleurante, une souche mal ébarbée, s’abstenir de poser la moindre botte crottée sur ses tapis de sol, de laisser grimper le berger allemand dégueulasse après une promenade hivernale dans les chemins argileux détrempés, c’est l’empêcher de développer en lui ses forces secrètes, aliéner son identité, le traiter comme on utilise un vulgaire break Volvo, ou Audi, ou Subaru, un tout petit peu grimpé sur ses talonnettes, arborant des passages de roues en plastoc noir pour faire le 4×4 d’opérette, aussi crédible qu’un Sarkozy bombant le torse du haut de ses semelles compensées. Un Defender n’a rien à compenser ; si ce n’est, souvent, celui dont le nom apparaît sur sa carte grise.

Faut-il pour autant faire n’importe quoi à son volant, tracer des trajectoires inédites à droite de la bande d’arrêt d’urgence, ravager le bas-côté, labourer les fossés, propulser comme un karcher l’eau qui y croupit sur les voies autorisées, éradiquer une par une toutes les bornes d’appel des secours, piétiner sauvagement tout le mobilier des aires de repos, décimer les parterres fleuris, écraser les tables de pique-nique, faucher au passage les pompes à essence sous le nez des clients se trouvant, connement, pistolet en main, tuyau veuf de tout autre dispositif pendouillant lamentablement, vide et mou au bout du bras ballant, massacrer la barre de péage, défoncer les WC publics, arracher la cellule des camping-cars en partance, rejouer dans le paysage et sous les yeux des « usagers de la route » la scène du dernier James Bond dans laquelle une petite armada de Land-Rovers saute de bosse en bosse comme un troupeau d’antilopes en plein rush, histoire de respecter la machine, et de la laisser se dépenser un peu avant de rentrer à la maison ?

On peut ! Mais on n’est pas obligé. Le Defender n’est pas un sauvage. C’est un pionnier. Prudent, il avance, mais il surveille le sol sur lequel il pose ses pneus offroad. Rien ne l’arrête, mais il ne se laisse pas surprendre par un excès de précipitation. Plutôt qu’aller taquiner le chronomètre, son truc à lui est l’évolution lente en terrain hostile, sur lequel il joue les pacificateurs. Il négocie avec le terrain. Et le mieux pour ça, c’est de le respecter un minimum, ne pas arriver en territoire conquis d’avance, s’adapter, investir le paysage comme un diplomate dialogue avec son homologue, en face, histoire de trouver un terrain d’entente. Parce qu’un Defender est censé aller là où l’homme n’a jamais mis les roues, il doit se retenir de toute forme d’avancée qui pourrait ressembler à une pure et simple invasion. Nomade, il ne fait que passer, ne laissant derrière lui que deux traces parallèles qui, à la différence des rails du chemin de fer, seront bientôt effacées par le cycle infini du végétal. La Terre, bientôt, ne se souviendra plus de son passage.

C’est pour cette raison que cette machine semble faite pour les espaces originels, ceux sur lesquels aucun pneu n’a pu rouler parce qu’ils sont encore vierges de toute présence humaine, et donc technique. Là où la glace flirte dangereusement avec la lave, là où le choc thermique fait encore sa loi, où les soupes chimiques concoctent des décoctions susceptibles de voir se développer un embryon de vie, où les pressions générées par les éruptions pourraient, au hasard, faire s’agglomérer la matière au point de former des cristaux, dont les infimes vibrations sont les toutes premières pulsations de la vie. Un Defender est, tout autant, un véhicule pour se déplacer dans l’espace, qu’une machine à remonter le temps, il a toujours l’air un peu anachronique parce que,là où on le conduit, il est censé ne rien exister d’autre que les ancêtres chimiques des ressources minérales et pétrolières qui, des millions d’années plus tard, permettront de le construire.

On se doute que pas mal de monde dirait que, tout de même, l’Islande, ce serait plus beau sans un Defender planté au milieu du paysage. Mais voila, ça reviendrait un peu à dire que ces paysages seraient plus beaux si on ne pouvait pas les voir du tout. Parce que pour les filmer, pour les photographier, il faut bien s’y rendre. Et à moins de sacrifier la vie des caméramans, il faut bien les acheminer avec un véhicule pour qu’ensuite, depuis nos écrans, on puisse voir à distance ce qu’ils ont filmé. Dans les images du micro-film réalisé par Antoine Elizabé, ce n’est pas tant le Defender qui est en trop que le goudron, dont il se passerait assez bien. Le problème n’est pas qu’on puisse aller en tout-terrain là où ces images sont saisies, mais que d’autres véhicules bien moins spécialisés puissent le faire aussi. L’irrespect de la nature ne consiste pas à y évoluer en 4×4, mais à tout goudronner pour que des voitures « normales » puissent acheminer tout un chacun partout où il veut, comme si cet ailleurs était, en définitive, « n’importe où ». Le glacier aussi accessible que le supermarché, la grotte à portée de citadine, la plage avec vue sur les camping-cars. Les milieux naturels se porteraient bien mieux, finalement, si seuls les 4×4 pouvaient les parcourir, et rien d’autre.

Les objets n’étant pas conscients, ils ne souffrent pas quand on ne leur permet pas de faire ce pour quoi ils sont conçus. Dès lors, il n’éprouvent pas non plus de joie quand ils sont enfin dans leur élément. Le Defender n’est pas en joie quand il roule ainsi entre mer et volcan. En revanche, nous autres humains qui sommes théoriquement doués de conscience, sommes susceptibles de repérer quand un être – et une machine est un être – se développe tel qu’il peut le faire. Alors, son potentiel se révèle, alors tous les efforts déployés pour le concevoir dans un but précis prennent sens, et c’est comme si les planètes s’alignaient, comme si le puzzle trouvait enfin sa forme définitive. Si la beauté, c’est le fait que les choses soient telles qu’elles doivent être, Antoine Elizabé filme le Defender pile poil là où il est, enfin, beau. Il a aussi ce talent consistant à laisser le Land-Rover à sa juste place, souvent au second plan, et régulièrement hors du champ de la caméra. Parce que lorsque coule la lave, quand s’effondre la glace, on s’en fout un peu de savoir si on est arrivé là en Land-Rover, ou en Land-Cruiser. On aime d’autant plus les bagnoles qu’elles ne se prennent pas pour l’Alpha et l’Omega du voyage, quand elles sont le moyen de parvenir à autre chose qu’elles-mêmes. C’est la définition même du tout-terrain, et ce n’est pas un hasard si c’est un des rares types de voiture à être désigné par autre chose qu’elle-même : son nom désigne l’environnement auquel elle est destinée, et non ce qu’elle est.

Le Defender est, lui aussi, désigné par le rapport qu’il entretient avec quelque chose d’autre que lui-même : « Défendre » est un verbe qui réclame un complément. Il faut bien défendre quelque chose. A priori, on pourrait penser que cet engin est destiné à défendre ses occupants contre les forces de la nature, autour. Mais une telle promesse serait nécessairement déçue : rien ne résiste à un volcan, ni aux glaces, qu’elles se constituent ou qu’elles soient en train de fondre. Le Defender n’aurait aucun sens s’il était une sorte de blindé mis à disposition des humains pour engager une guerre contre la nature. Non, ce que le Defender a à protéger, c’est l’environnement auquel il est destiné. Sinon, son existence n’a plus de sens. Voué à la nature, il ne peut pas se permettre de la détruire.

Ce qui est toujours agréable, avec les bons réalisateurs, c’est qu’on peut leur faire confiance, et leur laisser le volant pour piloter notre regard. Dans ce petit film, le dernier plan sur lequel apparaît le Defender montre celui-ci en train de faire ce qui relève de sa responsabilité, pour peu qu’on ne le pousse pas au-delà de ce pour quoi il est fait : Demi-tour.

L’idéal, c’est tout de même que la joie, à la différence du plaisir, soit susceptible de demeurer un peu. Bonne nouvelle : ce film réalisé par Antoine Elizabé est comme le second épisode d’une série inaugurée par un autre film plongeant lui aussi le Defender, l’ancien, dans ce même pays, l’Islande. Même retenue, même façon de laisser la bagnole à sa juste place pour accepter que, parfois, on puisse être fasciné moins par elle que par ce à quoi elle donne accès. L’automobile est, aussi, une porte que, si on l’ouvre, il faut bien passer un peu pour aller voir ce qui se trouve, au-delà.

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