Tuer le père

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Le prix à payer, pour qu’il n’y ait ici ni pub, ni placement produit, c’est que j’aie un vrai boulot, et que du coup les fins de trimestres soient consacrées davantage à celui-ci qu’à la rédaction de considérations diverses et variées sur les rubans de bitume et tout ce qui se déplace dessus ou, parfois, sur les bas côtés. Du coup, la poignée de fidèles visiteurs qui viennent de temps en temps sur la page d’accueil de ce blog y chercher un nouveau texte interrrrrrminable rentrent, ces temps ci, un peu broucouilles de leur promenade numérique.

A vrai dire, je pensais vraiment que l’automne 2019 serait l’occasion de proposer un long développement sur la première berline DS, et de disserter sur la nécessité d’être consensuel pour disposer des moyens de proposer de l’inhabituel. Mais voila, les lois obscures du commerce mondialisé semblent reporter ce moment à, disons, plus tard. Et pour éviter toute prévision une fois de plus repoussée aux calendes grecques, mieux vaut patienter, et ne plus faire de plans sur la comète à propos de ce haut de gamme dont on se demande manifestement si le public qu’il vise existe vraiment, du moins sur cette planète.

Heureusement, ce ne sont pas les sujets qui manquent, et plusieurs articles sont dans les tuyaux. Vous verrez bientôt apparaître des considérations portant sur la conception ferrarienne de la Dolce vita, sur la Toyota Tercel (oui oui) et l’art et la manière de ne pas choquer la clientèle française. Mais aujourd’hui, je vais réchauffer ce genre de plat qui est toujours meilleur quand on l’a fait mijoter une journée entière, et qu’on le fait de nouveau réchauffer le surlendemain pour en déguster les restes. Ce genre de bon vieux plat rustique et simple, qui ne demande qu’à être posé de nouveau sur le feu pour que s’y développe ces saveurs qui y sommeillaient dans le froid, comme si elles étaient en fait là pour l’éternité, inépuisables.

La diffusion, par Mark Jenkinson, du montage « director’s cut » du spot Instoppable qu’il avait réalisé pour la révélation du Land Rover Defender (et qu’on avait chroniqué ici même), permet de découvrir davantage d’images du 4×4 en action, et de celui qui en est l’incarnation humaine dans cette campagne : Kenton Cool, alpiniste (ou plutôt, hymalayaïste) chevronné qu’on découvre ici, dans une alternance de plans sportifs et familiaux, père de famille. Et comme dans ce genre de spot tout est métaphore, on comprend assez rapidement quelle identité la marque souhaite donner à son bon gros vieux modèle traditionnel : c’est un bon père de famille, soucieux de prendre soin du quotidien de ses proches, sans pour autant les enfermer dans un environnement surprotégé. Au contraire, il a à cœur de les sortir, et de susciter en eux la soif d’aventure. D’où le choix, pour ces spots, de mettre en scène une version du Defender qui demeure très soft dans son apparence, sans peintures de guerre, sans signes extérieurs de la richesse de ses propriétaires, une déclinaison low-profile et vénérablement respectable qui inspire ce genre de confiance qu’on peut avoir en la corde qui assure votre survie quand vous explorez des parois objectivement un peu hautes, et abruptes. Une force tranquille qui vous emmène là où les autres ne vont pas, sans en faire des tonnes.

Ce montage long, intitulé The Climber perd le brin de scénario qui mettait en route la version courte qu’on connaissait jusque là, et se déploie plutôt sous la forme d’un portrait, dont Kenton Cool est lui-même la voix-off, prononçant des paroles qui pourraient évidemment être celles du Defender lui-même, histoire que l’identification tourne à plein régime, et déborde l’écran pour aller produire ses petits effets d’adhésion dans l’esprit du spectateur, qui se verrait bien, lui aussi, ressembler à ce meilleur des deux mondes, à moitié casanier, à moitié pionnier, sans qu’on sache trop si ce grand écart relève plus de la schizophrénie, ou de la polyvalence. Et évidemment, dans ce montage serré, personne ne se dit qu’en fait, il est peu probable qu’on puisse ressembler vraiment à Kenton Cool, parce que la ressemblance est une relation réciproque, et qu’il est très peu probable que Kenton Cool puisse vraiment ressembler lui-même à ce type qui regarde des vidéos sur son écran, bien au chaud, une tasse de café à portée de main.

Plus je regarde ce Defender en action, plus j’ai en tête cette scène – une des rares qui soit vraiment réussie – du dernier Spider-man (far from home), au cours de laquelle on reconnaît enfin en Peter Parker le digne héritier de Tony Stark. En fait, il n’est même plus question d’héritage, mais quasiment de réincarnation. L’héritage, ce sont les biens matériels et le statut de « chef des Avengers », dont le lycéen sent bien qu’il a les épaules encore un peu frêle pour en accepter le poids et la responsabilité. Ce qui se joue entre Stark et Parker, c’est en réalité quelque chose de plus profond que ça, quelque chose de filial, quand bien même cette filiation se fait à travers la mort. Normal, en fait : devoir dépasser la mort de ceux qui auront joué pour lui, ne serait-ce qu’un instant, le rôle de père, c’est en gros l’histoire de la vie de Peter Parker. En fait, il ne ressemble jamais vraiment à ceux dont il reprend le flambeau, et c’est la raison pour laquelle il a du mal à se voir lui-même comme le successeur de ceux qui, sur son chemin, passent de vie à trépas.

Happy Hogan fait partie de ces hommes dont la survie semble de plus en plus compromise. On dirait un papillon attiré par une ampoule halogène : à force de tourner autour de tante May, à force de protéger son jeune orphelin de neveu, on se dit qu’il devrait lui arriver ce qui doit arriver à tout individu mâle s’approchant au-delà du périmètre de sécurité que les scénaristes auraient dû, depuis longtemps, déployer autour du jeune homme araignée : son espérance de vie diminue comme la neige sous un soleil dont la lumière n’est plus filtrée par aucune couche d’ozone. Happy Hogan, autant te le dire sans détour : on te prédit une mort rudement douloureuse. Le moment clé auquel me fait penser le spot de Mark Jenkinson se passe dans un avion hi-tech dans lequel Peter Parker va se confectionner une nouvelle tenue de combat. Au commandes, le fameux Happy. Alors qu’ils viennent de parler ensemble du fait que Tony Stark leur manque énormément (ah, oui, au fait, Tony Stark est mort, et c’est dû à moitié à la main de fer de Tanos, et à moitié à cette règle immuable suivie à la lettre par les scénaristes : tous ceux qui s’approchent d’un peu trop près de l’adolescent arachnéen doivent mourir, c’est comme ça, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le passager des armures badgées Stark industries n’aura pas lésiné sur les gestes paternalistes envers Peter), alors qu’ils viennent de reconnaître tous les deux qu’il est irremplaçable, Peter Parker initialise les interfaces holographiques créées par Tony Stark, et sous le regard fasciné de Happy Hogan, il les maîtrise d’emblée à la perfection, comme si elles avaient été créées pour lui. Là, le chef de la sécurité le plus doux de toute l’histoire des chefs de la sécurité regarde hyper songeusement son jeune protégé à l’oeuvre, et celui-ci voit qu’il le regarde, le regarde à son tour, d’un air étonné dont on se dit qu’il témoigne, quand même, d’une vraie naïveté chez ce gamin si attachant, et lui dit un truc genre « ben quoi ? », à quoi Happy répond simplement, « non, rien ».

Pourquoi ce détour ? Parce qu’à un moment dans le mini métrage dédié au Defender, on voit celui-ci faire ce qu’il sait faire, grimper une montagne selon une pente dont on se dit qu’elle n’est pas grimpable, jusqu’à atteindre le plateau sur lequel son voyage pourra continuer de façon plus horizontale. Et au moment précis où l’engin projette tout son poids et son énergie cinétique dans l’angle que la pente fait avec le plateau, alors que la masse s’élève un peu dans son élan, et retombe à plat sur les roues, tassant juste un tout petit peu les suspensions tarées en configuration off-road; à ce moment précis, tout l’arrière du nouveau Defender semble être l’image exacte des proportions et attitudes mécaniques de son ancêtre. C’est indéfinissable, quasiment impossible à décrire tellement c’est fugitif, mais pour ma part, je peux me passer la séquence en boucle, et je me dis qu’à chaque fois, je dois avoir à mon tour un regard un peu fasciné, comme si je venais de voir passer l’ombre d’un fantôme, la réminiscence de quelque chose dont on craignait qu’elle ait définitivement disparu. Je regarde, songeur, le fantôme du Defender retomber sur les jantes du nouveau venu. Tout en poursuivant son chemin, je vois ses grands blocs optiques me lancer un coup d’oeil. « Ben quoi ? » me lancent-ils.

Je le regarde avancer encore un peu, le cul haut perché sur son train arrière.

Je le laisse suivre sa route.
Je lui réponds juste :
Non. Rien.


Un petit détail, qui n’en est pas un. Mark Jenkinson est l’un des réalisateurs qui travaille pour les production Carnage. Gardez ce nom en tête, on devrait être amené à en reparler assez régulièrement.

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