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Dans la série « Louons maintenant les grands hommes », voici un prolongement des quelques développements donnés hier à l’histoire de la marque Land Rover, à travers un petit film promotionnel célébrant l’attachement qu’on a, au fin fond du Bengale-occidental, pour les bons vieux Land. Et quand je dis « bons vieux », il ne s’agit pas d’évoquer des Defenders des années 90, ou des chassis 90 ou 110 des années 70. Non, là, on pose la caméra devant, par exemple, Tenzing, qui conduit au quotidien un Land de 1957, se définit comme ‘Land Rover driver », et est fier de voir en cette marque une famille, ou bien Pasang Tamang, qui voit en elle ce qui a donné une forme à sa vie toute entière. 

Evidemment, on peut être dubitatif, ou même un peu glacé par le fait qu’on puisse, en une minute, réduire la vie d’un encore jeune homme à une marque. Evidemment, on peut l’être d’autant plus que cette réduction se fait, évidemment, pour des raisons publicitaires. Mais d’un autre côté, un artisan se définit par les outils qu’il utilise, qui sont le prolongement de son bras, l’extension de son corps. De même, les outils anciens font l’objet, chez nous, d’une valorisation en tant que telle. On les expose dans des musées, on les manipule dans les fêtes commémoratives des us et coutumes du passé. Il n’y a aucune raison pour ne pas célébrer, aussi, les voitures qui, parce qu’elles sont des outils tout en étant des objets commerciaux, ont accompagné la vie quotidienne de ceux, et celles qui ont travaillé dur à leur volant. 

Chauffeurs particuliers

Ainsi, Tenzing conduit quotidiennement des personnes et des marchandises sur des routes tellement escarpées qu’on se demande si on peut les considérer comme des routes. Entre Maneybhanjang et Sandakphu, il y a un trajet qui grimpe de 1900 à 3600 mètres d’altitude, à travers une multitude de lacets, sous la forme de ce que nous appellerions une piste, ou un chemin, plutôt qu’une route. C’est beau et périlleux à la fois, et c’est le genre de paysage qui n’est avant tout un paysage que pour notre regard, à nous qui n’avons pas à nous y confronter quotidiennement. C’est avant tout le monde vécu de ceux qui l’habitent, s’y déplacent, cultivent, produisent, échangent et donc, transportent. Ce sont des éléments qui, parce qu’ils ne peuvent guère être transformés par l’homme, forment celui-ci, parce que vivre quelque part, c’est créer une forme commune entre soi et la nature, et si l’un ne peut pas être changé, alors il faut transformer l’autre. Tenzing, Pasang Tamang sont ce que deviennent les hommes quand ils vivent sur la route entre Maneybhanjang et Sandakphu.

Or on le sait depuis Prométhée, on le comprend depuis Aristote : l’homme n’est rien sans les outils qui le prolongent et définissent ce dont il est capable. Alors, quand on est un homme qui vit sur cette route, on devient conducteur, ce qu’on ne saurait être sans véhicule. Et il suffit de regarder les lacets que suit cet itinéraire, l’étroitesse des routes, pour comprendre que, si sur d’autres pistes on deviendrait routier, au volant d’un camion hors d’âge, mais suffisamment rustique pour tenir encore le coup entre franchissement de gué et éboulements, ici, c’est au volant de véhicules plus petits qu’il faut se fondre avec le décor. Et le Land Rover est le véhicule de série qui, de tous, semble être le mieux taillé pour devenir l’interface parfaite entre ces hommes et leur milieu. Un outil parfait, qui épouse la forme du relief et  forme  celui qui en tient le volant. Une machine fidèle, increvable parce que simple, transparente dans son fonctionnement, réparable, et donc profondément, essentiellement utilisable. Un objet totalement défini par l’usage qu’on en a. Comme une arme, mais dans une déclinaison pacifique. 

Madame est desservie

Alors, quand ce projet de célébration des 70 ans du Land s’intéresse au temps présent, et aux modèles contemporains de la marque (tout ça a quand même pour but d’en vendre, des Discovery !) s’intéresse à Samatha Dong, une jeune femme de la même province, qui ambitionne de devenir instructeur pour Land Rover, on se dit qu’il se passe quelque chose d’intéressant. Dans un univers mécanique qui semblait jusque là dévolu aux hommes, soudain une femme rejoindrait la confrérie de ceux qui deviennent eux-mêmes en prenant le volant. Le film relate tout d’abord ses souvenirs lointains de trajets effectués aux côtés de son grand père dans son Land Rover, et on se dit que c’est beau, qu’une petite fille puisse prendre ainsi le relais de l’aventure familiale, et reprendre le volant de ses ancêtres. Puis on la voit effectuer exactement le même geste que celui qu’on a déjà vu, dans un autre portrait proposé par Land Rover, celui de Pasang Tamang, un conducteur plus âgé, puisqu’il a pris le volant en 1970 : dans un plan de liaison entre son portrait et le moment où il conduit, on voit sa main saisir ce qui tient lieu, sur les Land Rover traditionnels, de poignée de porte : une simple gâche rotative, située dans un espace ménagé dans l’épaisseur de la porte. Si on voulait vraiment réduire le Land à un signe, ça pourrait être celui-ci, parce qu’il est en même temps une forme, quelque chose qui se reconnaît au premier coup d’oeil, mais aussi l’invitation à un geste précis. On n’ouvre la porte d’aucune autre voiture de la même façon que celle-ci.  Et le montage, qu’on pourrait quasiment mettre en parallèle, de ces deux portraits indique qu’il y a bien quelque chose qui se passe entre l’un et l’autre, à moins que ce soit, justement, quelque chose qui ne passe pas :

Voila. : Quand Samantha Dong tend la main pour ouvrir la porte de son Land Rover, c’est une poignée toute bête qu’elle saisir d’une main molle, avant de grimper dans un siège ergonomique, de faire le silence autour d’elle en refermant la portière et en laissant les multiples joints l’isoler de cet environnement qui a rendu possible cette symbiose entre des hommes, leur machine et le paysage. Elle met sa ceinture, ce qui permet de voir à quel point son siège est réglé bien trop bas pour pouvoir maîtriser son Land Rover en mode tout terrain. Du bout du doigt, elle appuie sur le démarreur, et l’engin avance, l’emmenant avec elle. Cette impression, pendant tout le reste du mini-métrage, sera constante : Samantha Dong est déplacée par le Discovery, elle ne le conduit pas. Dès lors, l’espoir de voir cette femme s’élever au rang de son grand père, et de faire des autres chauffeurs des pairs, tombe à l’eau, car elle ne deviendra personne en particulier en tenant ce volant, dans la mesure où, en réalité, n’importe qui d’autre ferait le même trajet, de la même façon, assis sur le même siège. Sans même aborder la question économique (d’où Samantha Dong, en tant que chauffeur, tirerait le revenu nécessaire à l’achat de ce Discovery, et si c’est accessible à ces chauffeurs, pourquoi les hommes, eux, roulent dans d’antiques et primitives versions du Land Rover ?), que se passe-t-il, là où elle semble vivre, si un beau matin le Discovery ne démarre pas ? Ou si un quelconque élément de transmission tombe en panne ? Cette jeune femme pourra-t-elle le réparer et reprendre la route tant bien que mal ? Il ne s’agit pas de dire que ses confrères, masculins, y parviendraient davantage. Mais justement, au moment de montrer, évidemment sans le dire, que le Discovery disqualifie le savoir ancien de ces conducteurs, transmis depuis les années 50 de chauffeur en chauffeur, expliquant en partie pourquoi ils choisissent les même modèles, dont ils sont devenus collectivement experts, constituant une culture commune de conducteurs de Land Rover, au moment de montrer que cette culture n’a plus lieu d’être, on choisit une femme. 

Devenir passager, n’être plus que de passage

Il ne s’agit pas d’intenter un procès à Land Rover pour sexisme. Bien qu’il y ait là quelque chose qui relève du sexisme, en fait. Mais le problème est plus vaste, et il concerne la succession du Defender. A strictement parler, celui-ci était le dernier maillon d’une chaîne dont on voit peut-être désormais la fin. Le fait que, chez Land Rover, on n’ait rien d’autre qu’un Discovery à mettre entre les mains de cette jeune femme pour faire perdurer la flamme du Landroverisme au XXIème siècle est significatif : quelque chose a été perdu entre temps. Et ce quelque chose, c’est ce qui faisait que le propriétaire d’un Land pouvait, peu à peu, devenir son conducteur, qu’il ne suffisait pas de l’acheter, il fallait en plus le connaître, faire corps avec lui, entrer avec la machine dans une relation intime. Et ça n’avait rien de déshumanisant. Au contraire, l’humain, c’est précisément cet être qui est capable de s’unir à des extensions de soi qu’il crée pour devenir autre chose que lui-même. Le problème du Discovery, tel qu’il est montré ici, c’est qu’il n’est pas possible de s’y unir. Il peut nous déplacer, mais il le fait quasiment indépendamment de nous, indifféremment.

Si l’étude du remplaçant du Defender était vraiment menée en profondeur, alors cette question serait soulevée, et traitée : quelle symbiose est encore possible entre son conducteur et sa mécanique ? Que peut-on devenir à son volant ? On craint que cette question ait été délaissée, ou qu’il ne soit venu à l’esprit de personne de la poser. Et c’est d’autant plus étonnant que, finalement, ces quelques portraits chauffeurs bengalis mettaient le doigt sur ce qui fait l’expérience singulière de la conduite d’un Land. Mais tout se passe comme si la marque, mise devant le fait accompli de la disparition d’une telle relation homme-machine, entérinait discrètement cette disparition en remplaçant en douce le conducteur par une passagère. Ce dont on rêve, pourtant, c’est que Land Rover soit capable de produire, un jour, un engin au volant duquel Samantha Dong pourra, à son tour, entrer dans la lignée de ceux qui, volant en mains, sont devenus « quelqu’un ». 

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