Payer de sa personne

In Art, Impreza, Phautographie, Subaru
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Du rallye, on ne connaît généralement que quelques images, peu diffusées, des prouesses commises par les grandes équipes et les pilotes qui remportent les grandes victoires sur les championnats internationaux. On oublie facilement qu’en réalité, ce sport automobile est, aussi, et peut-être surtout, pratiqué localement, à l’échelon régional, par des amateurs qui compensent en passion ce qu’ils n’ont pas en moyens financiers. Car il en va du rallye comme de toutes les activités : on peut facilement y briller quand on est suffisamment riche pour y dépenser une fortune, mais c’est dans l’ombre de la modestie économique que se trouvent les véritables héros. 

C’est sans doute ce qui a poussé Ben Zucker à rencontrer et suivre Ryan Wilcox, qui est à lui seul toute son équipe. Il est son manager, son mécano, son conducteur, son financier, son cuisinier. Il prend, absolument, tout en charge pour le seul plaisir de tracer, avec sa Subaru Impreza, des trajectoires parfaites sur les spéciales des rallyes locaux, pour le seul amour de soulever poussière et boue sur les petites routes à travers les bois. Pas de sponsor, juste ce qu’il faut en pièces détachées pour finir le week-end, il tracte sa bagnole avec un vieux pick-up, et passe sa semaine à préparer sa monture, afin de faire bonne figure face aux équipes fortunées qui courent sur les mêmes routes que lui. C’est la magie de la route : on peut s’y mesurer sans s’y rencontrer. Les concurrents s’élancent un à un, et ils ne se battent que contre le chronomètre. Pas de sale coup, de queues de poisson. Ryan Wilcox est seul avec la route.

Il est seul, mais son corps meurtri par les accidents est amplifié par l’Impreza avec laquelle il fait, littéralement, corps. Il faut avoir posé ses fesses, au moins une fois dans sa vie, dans un siège baquet, pour comprendre ce que ça signifie. Même à l’arrêt. En fait, on n’y pose pas les fesses, on s’y laisser prendre tout entier, on y est saisi de part et d’autre, enserré de telle sorte qu’il est comme une seconde peau que le harnais multipoints vient recoudre par devant. Comme si la moitié d’androgyne qu’on formait jadis était, en fait, entièrement mécanique. Une fois débarrassée de tout ce qui encombre une voiture prévue pour voyager, l’Impreza ne pèse plus que quelques centaines de kilos. Alors, quand on est calé dans le baquet, quand on vérouille le harnais dont les sangles sont arrimées loin derrière directement sur le chassis et l’arceau de sécurité, c’est comme si, au premier virage, on pouvait faire déboîter le train arrière d’un simple coup de hanche. La course automobile est véritablement un sport. Il n’y a pas plus intégré au corps d’un tennisman que sa raquette. Le pilote automobile, lui, devient une pièce de l’ensemble bio-mécanique qu’il forme avec sa voiture. 

Pas étonnant, dès lors, que Ben Zucker, pour la série de photographies qu’il a saisies, ait souhaité isoler des parties mécaniques de la Subaru, et qu’il les ait mises en parallèle avec le corps maintes fois reconstruit de Ryan Wilcox. Rien à voir, visuellement, avec les visions de J. G. Ballard dans Crash, qui porte sur l’accident et ses suites médicales un regard clinique, absolument froid et distancié, faisant émerger le désir de nulle part. Ryan Wilcox n’est pas un symptôme civilisationnel. Il court pour lui-même, par lui-même, lancé par un désir cinétique consistant, tout simplement, à voir défiler les routes sales, les arbres sur les côtés, les flaques et les virages, le plus vite possible. 

Le regard de Ben Zucker sait tisser ce lien entre le corps et la mécanique. La peau et le revêtement isolant qui recouvre les parties chaudes du moteur brillent du même éclat. Tout est graisseux, comme si le biologique et le technique suintait la même sueur. Et l’article que Zucker a rédigé pour le New York Times pointe précisément ce détail, qui distingue d’habitude les organismes des mécanismes : un corps ne peut pas être considéré comme une simple addition d’organes, il forme un tout. Mais voila : Wilcox est tellement réparé de partout qu’il a passé plus d’heures sur la table d’opération que sa Subaru n’en a passé sur son pont-élévateur. Et si sa voiture doit, raisonnablement, être considérée comme un ensemble de pièce détachées momentanément boulonnées et soudées les unes aux autres, il suffit de la regarder en glissade dans un virage poussiéreux pour être mis devant l’évidence : il se passe entre elles et le corps qu’elle abrite autant que faire se peut une symbiose qui dépasse le simple agencement technique : elle et lui sont faits l’un pour l’autre, et c’est un drapeau à damier qui, chaque weekend, célèbre leurs noces. 

Pour lire l’article de Ben Zucker sur le New York Times : 

Pour aller vers la page de Ben Zucker, et y découvrir son travail photographique : 
http://www.benzucker.com

Pour suivre le compte tumbler de Ben Zucker : 
http://therealbenzucker.tumblr.com/

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