All the highs and the lows make it fair
I feel the love and the hate piercin’ the air
Can’t deny or hide all my life
That’s why we get high, so high, so high (Let me catch my breath)
IDK + Kaytranada, Breathe
Début de cycle
On vocifère, mais faut s’y faire : pour bon nombre d’entre nous le vélo devra remplacer tout ou partie de l’usage que nous faisons de l’automobile. Quand on partira de bon matin, quand Komoot nous indiquera le bon chemin, à bicyclèèèèèètteuh. On peut pester, on peut annoncer à l’avance qu’on résistera, aucun argument ne vaudra contre le sens de l’histoire : la bagnole a perdu la main sur les trajets urbains quotidiens. Le cycle S’garer Taffer S’coucher n’en a plus pour très longtemps, remplacé par l’alternance quotidienne des allers-retours en deux roues, non motorisé ; ou à peine.
On a deux options dès lors :
On peut pester contre ce qui nous arrive, faire comme si une autre voie était possible et gueuler qu’on ne comprend pas pourquoi on ne l’a pas prise. Avec un peu de force de conviction, on devrait au moins réussir à se convaincre soi-même, et ce sera déjà pas mal. Mais tous ceux qui ont lu Spinoza le savent : si on fait ça, on sera triste parce que ce sera comme essayer de nager contre le courant au beau milieu d’un fleuve : on s’épuise, et malgré tout on ne remonte pas. Le courant nous embarque, inexorablement. Vous voyez les gens qui montent dans un wagonnet de montagnes russes et passent ensuite la totalité du tour à hurler qu’elles veulent que ça s’arrête, là, tout de suite, écrasant de toute la force que peut déployer leur pied droit une pédale de frein tout à fait imaginaire, qui a pour seul effet de décupler en eux le divorce total entre leur volonté et ce qu’on est bien obligé d’appeler la « réalité ». Elles sont exactement l’image de nous-même, embarqués dans une époque qui nous fait à ce point horreur qu’on ferait à peu près tout et n’importe quoi pour qu’elle n’advienne pas, tout en étant conscient que même « tout et n’importe quoi » ne sera pas un prix suffisant pour éviter son avènement.

Sous toi, la ville
Et les princes des villes
N’ont pas besoin d’armure
Michel Berger, Les Princes des villes
Ou bien on accueille cette nouvelle période avec joie. C’est à dire que, tout simplement, on lui dit « Oui ! » Et une manière assez efficace de ne pas faire la grimace au moment de transiter vers cet autre mode de vie, c’est de voir dans le cyclisme une série d’images qui font envie. Ca tombe bien, le vélo ne se traine pas une réputation si catastrophique que ça. Il bénéficie même d’une sorte d’aura savamment entretenue par la mise en avant de quelques figures valorisant le deux roues le plus simple du monde après la trottinette. En effet, nul besoin d’être richissime pour entrer dans le cercle fermé de L’Olympe cycliste. Ce sont même souvent les plus modestes qui occupent le terrain de la célébrité urbaine, ceux qui n’ont en fait pas vraiment le choix, qui font du coup de pédale et du saut de bordures de trottoir ce qu’ils peuvent légitimement appeler leur « métier ». Au premier rang de ces prolétaires du déplacement, les livreurs, armés de leur messenger bag, de leur casque s’ils sont un tant soit peu prudents, et de leur fixie.
Dès 2012, Line of Sight, montage choc réalisé par Benny Zenga à partir d’images de livreurs à vélo captées dans le monde entier, faisait entrer dans société du spectacle ceux qu’on désignerait plus tard comme des auto-entrepreneurs, histoire de mieux faire de leur précarité un modèle de vie que l’ultra-libéralisme vendra comme une valeur à part entière, d’autant plus précieuse que c’est une valeur qui, économiquement, ne coûte rien. Le delivery man était portraitisé en warrior urbain, en mercenaire du colis, en sur-homme méprisant le risque de mourir, tel le Maître de la dialectique hegelienne, afin de mieux sur-vivre dans la violence quotidienne d’une vie envisagée comme une guérilla de chacun contre chacun.
Mais on ne peut pas faire de l’exceptionnel une figure du quotidien. Même si beaucoup de cyclistes se fantasment livreurs, n’hésitant pas à adopter leur dégaine, payant fin cher des sacs imitant ceux des messagers, la plupart, et heureusement, ne sont pas contraints à mettre réellement leur vie en danger à chaque déplacement. S’ils le font, c’est par choix personnel, et pas parce qu’ils font du vélo leur gagne-petit-pain.

Fly me to the Moon
Let me play among the stars
Let me see what spring is like on
A-Jupiter and Mars
In other words, hold my hand
Frank Sinatra, Fly me to the Moon
En dehors, donc, des images spectaculaires des coursiers prenant des risques insensés au milieu de la circulation urbaine, on avait encore eu assez peu l’occasion de voir le vélo urbain sublimé par l’image. A vrai dire, il y a bien une image féérique d’un vélo, déjà implantée dans nos têtes, qui se trouve être, aussi, absolument poétique. Elle est extraite d’un de ces films qui pourrait bien être ce film précis qu’on sauverait, si on avait le pouvoir de n’en sauver qu’un seul dans toute l’histoire du cinéma. On y voit un gamin embarqué dans une phase particulièrement initiatique de son existence, pédalant pour sauver un être plus humain que la moyenne des humains, alors qu’il n’appartient clairement pas au genre homo sapiens sapiens. Dans le panier accroché au guidon de ce vélo sur lequel tricotte cet ado se tenant au bord du précipice qu’on appelle « la vie d’adulte », le passager clandestin est une sorte de frère alors que c’est probablement l’être le plus étranger dans tout l’univers, et au-delà. Un gamin terrien, et son meilleur pote extra-terrien. L’un cloué sur le planché des vaches, l’autre tombé du ciel. Dans cette scène, qui est sans doute l’une des plus connues de l’histoire du cinéma, le BMX devient un vaisseau décollant pour un voyage digne de ceux que concoctait Méliès, au tout début de l’histoire du cinéma fantastique, histoire d’embarquer le spectateur jusqu’à la Lune. Ici, le réalisateur de cette image, un certain Steven Spielberg, fait décoller le teen-bike au-dessus du paysage nocturne, cadrant l’équipage aérien dans la perspective de la pleine Lune à peine levée au dessus de l’horizon, dans un effet spécial d’autant plus poétique qu’il est tout à fait perceptible en tant qu’effet spécial.

Dans E.T. the Extra-Terrestrial, l’image du vélo volant est tout d’abord poétique, quand, après un envol en pleine forêt un soir d’Halloween, le deux-roues passe devant une Super-Lune bigger than life. La même image revient une seconde fois, reprenant la façon dont Spielberg filmait les courses-poursuites en bagnole dans son premier long métrage, Sugarland Express : caméra au ras du bitume, travellings saisis dans le peloton des coureurs, patrouilles de police freinant devant le moindre obstacle tandis que rien ne semble pouvoir arrêter la horde sauvage de teenagers qui, une seconde fois – comme si E.T. avait fait un stage chez les Jedis – s’envole pour traverser de part en part un soleil qui pourrait tout à fait graviter autour de Tatooïne si, sur Tatooïne il n’y avait qu’un seul soleil. Le BMX a, grâce aux efforts conjoints de Spielberg, J.J. Abrams et les Duffer Brothers, acquis ses lettres de noblesse dans ce décollage surnaturel, devenu iconique, de sorte qu’aujourd’hui, on s’en fout de savoir si celui qui pédale le cul posé sur cette selle trop basse est écolo ou pas : ce qui crève les yeux, c’est qu’il est invraisemblablement cool, et que tout le monde veut lui ressembler.

La Vie rêvée des anges
C’est à deux pas des nuages
Je reste un peu sauvage
Sur le toit de la cité
Je peux tout éviter
Au dix – millième étage
J’te montrerai mon vrai visage
Au dessus des villes
Axel Bauer, Au-dessus des villes
Cette image primale, Rémi Besse l’a réinvestie dans le clip qu’il a réalisé, à Paris, pour le titre Breathe du rappeur IDK produit par Kaytranada. Sa matière visuelle, il l’a saisie au plus près de la vie des coursiers à vélo. Il s’agit bien de leur vie, pas seulement de leur activité. Ainsi la caméra prend le temps de capter les interstices de temps entre deux livraisons, les moments de partage simple, les instants de joie subtilisés à l’accélération générale qui est le carburant même de leur métier.
Ce métier, Rémi Besse le filme comme un sky-ride planant, en phase avec les paroles et les orchestrations faites de pure exaltation, de montée crescendo en altitude au-dessus des contraintes, des conditions de travail, des processus d’exploitation. Oui, le livreur Deliveroo se fait salement arnaquer vu ce qu’on le paie pour un service devenu indispensable. Mais il peut s’en foutre : il est d’un autre monde. Baigné le jour d’une lumière quasi divine, son paysage urbain s’efface presque sous ses roues de 26 pouces. Les Evangiles l’avaient dit : les derniers seront les premiers. Les coursiers vivent dans un décalage horaire qui les fait entrer au Paradis par anticipation. Il suffit pour cela d’une légère surexposition, qui fait d’eux de purs Chevaliers de la lumière. Paisibles, et même peinards, ils surfent sur la ville avant de se poser, la nuit tombée, devant des architectures toujours belles quand c’est Rémi Besse qui les photographie. Là où le commun des mortels voit des murs de béton, les êtres supérieurs filmés pour Breathe voient des surfaces à prendre de haut, en un lent et majestueux survol, indifférents à la fragilité de leur monture, un peu comme si Icare, devant les conseils de son père, haussait les épaules : la pesanteur, c’est pour les autres.
Toutes les supériorités ne sont pas économiques. Rejouant la dialectique hégelienne du Maître et de l’Esclave, le livreur à vélo a beau être exploité et demeurer officiellement dominé par ceux qu’il sert, il est intrinsèquement d’une nature supérieure à ceux qui croient êtres ses maîtres : ayant renoncé à l’attachement humain, trop humain, à la valeur « travail » et au pouvoir d’achat, il se tourne vers le ciel, domaine où l’argent n’est plus roi, où les seigneurs n’ont pas besoin de serviteurs car ils vivent en êtres libres, héritiers de ceux qu’un anonyme immortalisa, un jour, pique-niquant entre midi et deux assis sur une des poutrelles du gratte-ciel sur lequel ils travaillaient, dans le ciel de Manhattan.
Ce faisant, Rémi Besse propulse ce et ceux qu’il filme au-delà du cadre conventionnel de ce qu’on appelle communément « le monde ». On ne regardera plus jamais les cyclistes comme on le faisait jusque là, on s’attendra à tout moment à voir leur roue avant, soudain motrice, entamer un ample mouvement d’ascension vers les cieux, suivie de la roue postérieure, sans effort, comme si cet envol était le plus naturel du monde. Plus jamais on ne verra ces gars qui se trouvent être, entre autres caractéristiques, livreurs à vélo du même œil. Les élèves qui sont devant moi en cours, qui pourraient tellement être ces jeunes hommes filmés dans Breathe, il me serait difficile désormais de les prendre de haut, si jamais j’étais un jour tenté de le faire. Grâce à la caméra, au montage et à quelques effets spéciaux, c’est sans jet privé qu’ils prennent l’air.

Working class heroes
When they’ve tortured and scared you for 20 odd years
Then they expect you to pick a career
When you can’t really function, you’re so full of fear
John Lennon, Working class heroe
Il y a, aussi, un sens politique derrière ces images, et un à propos qui constitue une réponse appropriée au déversement d’absurdités volontairement prononcées par une bonne partie de nos responsables. Ces livreurs ne sont pas des employés, puisqu’ils n’ont pas d’employeur. On connait tous l’arnaque qu’il y a derrière le statut d’auto-entrepreneur puisque celui-ci consiste, en gros, à légaliser le travail au noir, à peine déclaré, absolument pas protégé. D’où vient, alors, que les héros du clip d’IDK sillonnent la ville comme s’ils en étaient les maîtres ? De ceci : faire du vélo n’est pas a priori un travail. Ce serait même une activité qu’on pourrait considérer comme un loisir. Là où la conduite urbaine d’une automobile est intégralement dictée par la contrainte (les règles à respecter, les encombrements, la difficulté à se garer, la relation pour le moins difficile avec les autres usagers de la route, autant d’aspects pénibles qui ne sont même pas compensés par les quelques plaisirs qu’on peut trouver dans sa voiture, qui n’ont rien à voir avec la conduite (écouter la musique qui nous plait, disposer de la climatisation, être massé par son siège)), la circulation urbaine en vélo peut être parfois pratiquée pour elle-même. De plus, c’est une circulation toujours efficace, ne dépendant pas du tout des embouteillages, avançant en permanence sur ses voies réservées, et sur toutes les autres aussi. Les livreurs ont donc ceci de particulier qu’ils font d’un loisir potentiel et d’une liberté de mouvement une forme de gagne pain. Au-delà des conditions économiques indignes dans lesquelles ces travailleurs sont exploités, il n’est pas étonnant qu’ils puissent constituer, « en même temps », une figure fascinante de la liberté.
Rémi Besse fait partie des rares metteurs en images qui aient réussi à capter, dans une forme très belle de simplicité, cette façon de vivre à quelques centimètres du bitume tout en planant au-dessus des simples mortels. La prochaine fois qu’on nous proposera de troquer la bagnole contre un vélo, on pourra voir dans cette proposition une main tendue par des êtres supérieurs pour nous permettre de nous approcher un peu de leur condition. Prométhée avait donné le feu à nos ancêtres. Aujourd’hui, c’est leur fixie qu’il irait piquer à Zeus, Athéna et Héphaïstos, pour permettre aux hommes d’inspirer enfin ce souffle que se réservent d’ordinaire les dieux.