Take Shelter

In Chevrolet, Cruising Areas, Dan Peck, Impala, Nicholas Manning, Non classé, Quinton Brogan, Steven Spielberg
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La voiture, c’est le mouvement, par essence. C’est son point commun avec le cinéma. Et quand on place un objet animé dans une image animée, on peut alors se permettre d’arrêter son propre mouvement alors que l’image, elle, continue sur sa lancée, ce qui révèle tout ce qu’une bagnole contient de puissance, y compris quand elle ne roule plus. Surtout quand elle ne roule plus, à vrai dire.

Parce qu’au premier contact, alors qu’on ne l’a pas encore démarrée, l’automobile est avant tout un habitacle, un abri, une cabane dans laquelle on peut s’installer pour se cacher des autres, se mettre à l’abri des intempéries en particulier et du monde en général. C’est aussi bien le moyen de prendre la route et fuir, que le lieu dans lequel on trouvera refuge pour faire étape sur le chemin. Partir, et demeurer, c’est la dialectique de la voiture. Et elle a été maintes et maintes fois mise en scène au cinéma. Et à chaque fois, c’est dans un dialogue entre le mouvement de la voiture dans l’espace, et le mouvement de l’image dans le cadre que ce que l’automobile peut avoir de profond a été révélé.

L’exemple le plus abouti de ce genre de scène, c’est le moment où, dans The War of the worlds de Spielberg (La Guerre des mondes en VF, 2005), la petite famille un brin décomposée fuit le danger immédiat en choisissant comme canot de sauvetage un Plymouth Voyager qui semble être, à ce moment précis du film, la toute dernière voiture au monde à être capable de démarrer, et de rouler. On l’aperçoit d’abord de loin, capot ouvert, un mécano achevant sa remise en marche, puis un plan nous montre le visage d’une petite fille poussée par son père, dont on pourrait penser qu’il s’agit de Rachel Ferrier avant de découvrir qu’il s’agit d’une autre famille, étrangement semblable, fuyant perpendiculairement à Ray et ses enfant : le plan suivant on découvre précisément Rachel marchant d’un bon pas à côté de son père et de son frère pour rejoindre ce monospace qui est, à ce moment précis, le dernier refuge sur Terre, un logement, pas moins salubre que la maison de Ray, qui a cette faculté cruciale de pouvoir se déplacer. Puis, génie spielbergien, un plan qui fait panoter la caméra sur elle-même, suivant du regard depuis l’intérieur de l’habitacle la famille qui scrute par les fenêtres ouvre la porte coulissante, installe Rachel à l’arrière et grimpe à l’avant pour se barrer le plus vite possible. Mais comme Rachel entre par la porte droite, il faut suivre de nouveau Ray du regard alors qu’il contourne dans le sens inverse la voiture pour rejoindre la place du conducteur, Rachel est cette fois-ci au premier plan, son regard suivant le déplacement de son père, parallèlement au nôtre. Tout est mobile alors que la voiture n’a pas encore démarré. Tout est dynamique et tendu alors qu’il s’agit d’un aimable Plymouth Voyager qui n’a pas encore bougé d’un centimètre.

La suite de cette scène appartient à l’histoire du cinéma. D’abord, le dialogue, portes avant ouvertes, avec le garagiste. L’habitacle n’est pas hermétique au monde extérieur devenu immensément dangereux. Le pote mécanicien devient lui-même une menace et à l’arrière, Rachel est en mode panique absolue. C’est l’alternance entre l’intérieur et l’extérieur qui va entretenir cette tension permanente au cœur même de cette famille qui, n’étant pas elle même une cellule fiable, ne trouve nulle part quelque chose qui puisse constituer un refuge solide. La Plymouth n’est pas une Batmobile : elle est un rempart précaire contre l’hostilité qui croît à l’extérieur. D’où l’importance de nous montrer l’attaque des machines extraterrestres depuis l’habitacle, avec en premier plan le visage terrorisé par avance de Rachel. Spielberg a pris grand soin de nous montrer le vitrage de la voiture, le révélant grâce aux gouttes de pluie qui y restent accrochées. C’est très important de nous montrer, à ce moment précis, cette frontière fragile parce que par la suite la réalisation ne va cesser de franchir les limites de la carrosserie pour envahir incessamment l’espace, transpercer du regard, de part en part, l’habitacle pour roder autour des occupants, passant par les fenêtres de custode baissées (ce qui est impossible dans la vraie vie, autant le dire, puisqu’à l’arrière d’un Voyager, il n’y a que des vitrages à compas, mais c’est là la magie du cinéma, et ce détail inventé de toute pièce est particulièrement bien chiadé ici), permettant un travelling a priori impossible et fou autour de la voiture en mouvement tout en passant à l’intérieur de celle-ci, définissant ainsi une trajectoire souple, fluide, qui resserre la bulle que Rachel essaie, aidée par son grand frère, de constituer de façon plus intime avec ses propres bras.

Rachel a raison d’avoir peur : elle n’est pas en sécurité dans cette voiture parce que son propre père n’en est pas vraiment un. Son frère, à la rigueur, pourrait la protéger mais voila, il a atteint cet âge où on se réalise pleinement en prenant de la distance avec la famille, et en se mettant au service d’une communauté plus large, il est temps pour lui de ne pas être le père de substitution de sa propre soeur. Elle est, proprement, seule au monde et aussi flippant que ça puisse paraître, elle serait davantage en sécurité si son père n’était pas au volant. Dans les situations extrêmes, une voiture protège davantage quand on y est tout seul.



Vous voulez une hypothèse de lecture du film tout entier ? Plus tard , Ray va se réfugier dans une barraque à moitié en ruine habitée par un homme dont on va comprendre qu’il vaut mieux s’en méfier, lui aussi (le principe dans The War of the worlds, c’est qu’aucun refuge n’est sûr). La nuit, une des machines extra terrestres va s’introduire dans la cave de cette maison, là où Ray croyait pouvoir protéger sa fille. Cette mécanique est dotée, comme un serpent, d’un long corps capable de s’étendre pour porter son regard le plus loin possible. Or les mouvements circulaires qu’effectue son œil caméra font précisément penser aux courbes fluides qu’effectuait la caméra de Spielberg autour de la voiture, jusqu’à s’immiscer trop loin, ou trop près selon le point de vue qu’on adopte, dans l’habitacle. De là à penser que, dans l’ensemble du film, les extra terrestres soient une métaphore du regard cinématographique, peut-être aussi de l’œil du spectateur, il n’y a qu’un pas qu’on est tenté de franchir en regardant le film une nouvelle fois, avec en tête cette clé de lecture. Et quand on essaie, ça marche pas mal, avec en apothéose ce moment où cette tête chercheuse découvre son propre reflet dans un miroir : c’est le cinéma lui-même qui se regarde devant nous, et c’est juste magique.


Spielberg, c’est le modèle. Mais on a déjà analysé dans ce blog d’autres séquences mettant en scène l’automobile comme un refuge. Une des belles images qu’on avait déjà partagées ici, on l’avait trouvée dans une publicité Volvo montrant des couples traversant diverses phases de leur vie dans l’habitacle de leur break V60. Deux hommes, en particulier, simplement blottis l’un contre l’autre sur la banquette arrière, semblaient si sereins, si paisiblement plongés dans la nuit marine qui pourrait les avaler, qu’on avait été sensible à la puissance de protection que semblait constituer, pour eux, la carrosserie qui, pour un moment, leur servait d’abri.

Mais en étudiant un peu plus profondément les films de Matthew P. Rojas, j’ai regardé ceux auxquels ont participé certains de ses collaborateurs. Et c’est comme ça qu’en furetant dans l’oeuvre de Quinton Brogan, un de ses chefs opérateurs (on les appelle maintenant Directeurs de la photographie, ou DOP), j’ai découvert un spot, très court qui, en un mouvemen de caméra, permet de saisir ce que la moindre berline, aussi sage et modeste soit-elle, peut signifier pour ceux qui y trouvent refuge. Réalisé par Nick Manning pour la fondation Sherlock’s Homes, qui est un peu aux USA ce que l’association Le Refuge est chez nous, le film parvient en 30 secondes et un travelling panotant autour d’une voiture, à nous faire sentir à quel point la vie d’une jeune personne peut devenir précaire pour la seule et mauvaise raison qu’elle se trouve ne pas être exactement hétérosexuelle ou genrée telle que la majorité l’est. Parce qu’aujourd’hui, dans le monde qui se veut développé et se présente comm un modèle de civilisation, oui oui, on peut se trouver en danger face à ses proches, parfois même face à ceux qui ont la responsabilité absolue de nous venir en aide et nous protéger envers et contre tout. Etre gay, bi, lesbienne, queer, transgenre, ne pas être conforme au modèle standard demeure une cause majeure de rejet, de violences de tous ordres, y compris au cœur des familles auprès desquelles ces jeunes devraient trouver de l’aide et, plus encore, de l’amour.

Ce spot tient en un mouvement en tout et pour tout, que Quinton Brogan attribue à Dan Peck ; un nom qui vaut aussi la peine d’être suivi, ne serait-ce que sur Instagram, car il semble avoir passé un pacte avec la beauté. C’est tout d’abord un regard, qui saisit en plongée et en plan fixe une jeune femme éclairée par l’écran de son smartphone alors que tout autour d’elle semble plongé dans la nuit. Puis une élégante courbe qui s’éloigne de ce visage, dévoile le cadre d’un toit ouvrant ce qui nous permet de comprendre qu’on regardait l’intérieur d’une voiture, selon un angle qui n’est pas autorisé dans la vie réelle. Comme si quelque chose planait au-dessus de cette jeune femme, une menace, un regard déplacé, quelque chose qui pèse sur elle à l’aplomb même du toit qui est censé l’abriter. Et, alors que la caméra/regard s’éloigne, on perçoit de plus en plus clairement la situation : si on peut si bien voir cette jeune personne à travers le toit, c’est qu’elle est installée non pas au volant mais sur la banquette arrière, parce qu’elle vit là, qu’elle trouve ici refuge alors qu’à l’extérieur une malveillance excessive la met en danger.


Contre ce type d’hostilité il n’y a pas de protection : quand on te poursuit pour ce que tu as fait, tu peux payer sa dette, subir la punition en la comprenant. Mais quand on t’en veut pour ce que tu es, tu n’y peux tout simplement rien. Or les punitions n’ont de sens que si on pose comme principe qu’on pouvait ne pas faire ce qu’on a fait. Et tu ne peux pas ne pas être qui tu es. Puisque tu l’es. Le seul moyen, ce serait de ne pas être du tout. Quand tu n’es à l’abri nulle part, mieux vaut toujours être ailleurs, introuvable, fondu dans la texture du monde jusqu’à en devenir invisible, impossible à repérer, under the radar, furtif. La discrétion est le propre des êtres qui sont là sans être là.

Mais on peut retourner le problème dans tous les sens : pour disparaître, il faut une bagnole ; c’est la raison pour laquelle c’est l’invention émancipatrice par excellence. Précisément parce qu’une fois celle-ci en circulation c’est elle qu’on voit. A l’intérieur, on y est dissimulé. Le Plymouth Voyager est un mauvais choix pour ce genre d’escapism, car il est trop bien trop ouvert sur l’extérieur, beaucoup trop vitré. Il constitue une vitrine bien plus qu’un refuge. Le mieux, pour disparaître, c’est une berline lambda, la forme neutre au milieu des formes neutres. Une Chevrolet Impala du début des années 2000 par exemple. Tellement anonyme qu’on dirait une japonaise. Le temps lui a donné la patine des objets anodins, ceux dont on ne perçoit même plus la présence. Ses jantes dépareillées témoignent des différentes vies qu’elle a accompagnées, jusqu’à servir de rempart à celle qui a besoin de se protéger contre le monde. Un engin normcore qui se contente d’afficher un semblant de personnalité en ravageant sa face arrière d’optiques qu’on croirait achetées au rayon tuning d’un supermarché de province. La banalité sur roues. Et dans certaines zones périurbaines, un tel détail relève tout simplement de plus évidente norme. Cette voiture, c’est la cape d’invisibilité absolue.



Quand les autres commencent à envisager sérieusement ta disparition, mieux vaut devancer l’appel. Mais l’idée, c’est de continuer à vivre, quand bien même c’est une vie qui est à peine une vie. On a quand même la chance d’être dans un monde qui a conçu l’enfer mais aussi le moyen technique d’y échapper. Voici ce qu’un Robotaxi ne permettra jamais. C’est au mieux un moyen de déplacement, ça ne constituera jamais un refuge, à moins de le pirater pour en devenir l’unique occupant. Dans un monde où l’automobile ne serait plus qu’un moyen de transiter d’un lieu à un autre, tous ceux qui trouvent refuge dans l’habitacle mobile de leur voiture se retrouveraient, au sens strict, pris au piège à l’extérieur.

De la luminescence du smartphone comme seul lien avec l’extérieur à la pénombre dans laquelle s’absorbe la Chevrolet au cœur de la nuit, il faut le talent d’éclairagiste, de photographe et de metteur en scène pour parvenir à saisir en un mouvement du regard sur une bagnole stationnée tout ce qu’il peut y avoir de chancelant et de fragile dans une vie quand elle ne suit pas tout à fait les rails officiels. Or, justement, là où Spielberg fait se déplacer l’oeil au-delà des limites qu’on devrait respecter, mettant en scène sa propre propension à en montrer plus qu’il ne le faudrait et la difficulté dans laquelle se trouve le cinéma en général et son art en particulier, de trouver la bonne distance (allant un peu trop loin dans The Schindler’s List, respectant une tellement belle retenue dans The Fabelmans), Nicholas Manning, Quinton Brogan et Dan Peck permettent au regard de se retirer pudiquement, de retrouver la juste distance qui est, tout simplement, la marque du respect. A la façon dont, dans sa deuxième saison, l’épisode 5 de la série Monsters utilise un mouvement de caméra extrêmement discret pour ne s’approcher que très, très lentement de son sujet, à la façon dont à intervalles régulier la caméra prend ses distances avec le jeune héros de Adolescence dans son épisode 3, la réalisation de ce tout petit film utilise le mouvement du regard pour nous montrer en quoi consiste véritablement le respect. Comme les navigateurs qui séparés de l’océan par une mince couche de fibre de verre, comme les astronautes qui pourraient toucher le vide juste en traversant la paroi souple de leur habitacle, certains êtres humains n’ont pour protection que les vitres fermées de leur voiture. La moindre des choses, c’est qu’on les laisse en paix. Le talent de ce micro-film, c’est de nous montrer tel un GPS, en un mouvement de recul silencieux et discret, la voie à suivre.


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