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J’évoquais hier dans un article consacré à la communication orientée « ruralité américaine » de Kia sur le sol américain, ce film qui me semble être un des modèles de représentation cinématographique de la vie des cowboys contemporains, The Rider, réalisé en 2017 par la cinéaste chinoise Chloé Zhao. A mi-chemin du documentaire et de la fiction, chaque acteur y joue son propre rôle sans pour autant qu’il s’agisse de scène saisies sur le vif puisque tout est écrit, même si cette écriture se tient au plus près du réel, sans pour autant s’y réduire. Ainsi, Brady Blackburn est joué par Brady Jandreau, son père par son père, sa sœur par sa sœur, ses potes par ses potes. Chez lui, c’est chez lui, ses chevaux sont ses chevaux et le monde dans lequel il vit, si nous sommes censés le partager, semble bien être davantage le sien que le nôtre.

Du coup, pour nous qui nous intéressons à la vitesse et au passage du temps, d’une part parce qu’ici, c’est tout de même un blog orienté « bagnoles », mais aussi parce que par ailleurs j’enseigne la culture générale en BTS, et que le thème cette année, est A toute vitesse, The Rider est doublement intéressant : tout d’abord, c’est le récit d’une vie menée dans l’intensité des rodéos, et qui s’arrête brutalement sur un accident grave, empêchant le jeune Brady Blackburn de continuer sa carrière de champion, et l’objet du film, c’est donc le brutal ralentissement de la vie quand celle-ci fait entre en collision une boîte crânienne et les sabots d’un cheval sauvage. Ensuite, en tant que film, The Rider est aussi une oeuvre magnifique qui fait du passage du temps son matériau même. On pourrait considérer qu’il en va de même pour tout film, puisqu’au cinéma, il n’y a finalement que de la durée. Mais Chloé Zhao joue tout particulièrement de cette matière, délicatement, dans une grande discrétion de moyens, sans effets spectaculaires, sans accélérer ni ralentir le flux des images, juste en maîtrisant de belle façon l’art du montage.

Ainsi, Brady est souvent filmé à la frontière du jour et de la nuit. Le jour, c’est le temps des activités qu’il faut bien mener pour vivre, maintenant qu’il ne peut plus ni concourir dans les rodéos, ni même rider sur son cheval, ses blessures l’ayant trop sévèrement fragilisé. La vie en lumière, c’est une vie limitée, réduite aux conditions de la survie au jour le jour. La nuit au contraire, c’est le temps de la connexion à ce qui dépasse les limites de cette simple vie. C’est le temps des discussions profondes avec ses potes, sous les étoiles, autour du feu de camp, c’est le temps des échanges importants avec sa jeune sœur, qui est elle-même hors du temps parce qu’elle a la tête un peu « ailleurs ». Et c’est pourquoi les scènes de dressage, de façon un peu magiquement intemporelle, se déroulent à cheval entre le jour et la nuit, s’enfonçant peu à peu dans la pénombre et le mystère de cette relation primordiale qui s’établit, de façon évidente, entre Brady et les chevaux. C’est pourquoi aussi Chloé Zhao qui est pourtant une encore jeune réalisatrice, montre déjà sa grande maîtrise de la mise en scène quand, dans une scène de réveil matinal qui fait passer le jeune cowboy des rêveries nocturnes aux dures réalités de la vie éveillée – le loyer à payer, le manque de fric, le proprio qui débarque et menace la petite famille d’expulsion… -, ce passage de l’intemporalité du monde spirituel aux limites de la vie quotidienne est accompagné d’une pluie d’étoiles brillantes collées sur son visage et son torse par sa sœur, alors qu’il dormait encore. Et c’est ainsi « étoilé », porteur des signes de la nuit intemporelle qu’il reçoit le propriétaire qui entre et fait comme chez lui, puisque c’est chez lui, marquant bien le caractère éphémère de la présence de la petite famille dans cette caravane. Brady Blackburn, parce qu’il est en quelque sorte déjà mort, est déjà familier de tout ce qui dépasse les limites habituelles de la vie, et flirte avec les symboles de l’éternité.

Et bien entendu, devenir un personnage de film est une autre façon encore, pour lui, de devenir éternel, de rester à l’écran quand son corps, lui, n’est déjà plus là.

Mais évidemment, comme on sait que Brady Jandreau existe vraiment, quand son spectre vient hanter nos souvenirs – parce Chloé Zhao l’a filmé de telle façon que son image s’imprime définitivement dans l’esprit, se promenant dans celui-ci toute seule, sans qu’on ait besoin de la convoquer – on ne peut pas s’empêcher de se demander ce qu’il devient. A-t-il, comme il l’aurait dû, renoncé à chevaucher ? A vrai dire, il y a désormais deux Brady : l’un vit quelque part sur Terre, et on se doute bien que sa vie doit avoir quelque chose à voir avec les chevaux. Et l’autre vit sur les écrans et dans la mémoire de ceux qui ont vu ce film dont il est le centre. Il appartient ainsi à cette double temporalité à laquelle l’homme peut aspirer : l’une est celle du quotidien, et elle est finie : chaque jour commence, et s’achève. C’est le temps des occupations. L’autre est de l’ordre de l’éternité, et de l’infini, et elle nous ouvre la porte au-delà de laquelle on ne disparaît plus. C’est le temps de l’existence. Et en devenant image filmée et projetée, Brady Jeandreau a franchi cette limite qui, en le projetant au-delà de ce qu’il est, le fait véritablement exister.

Comme un homme qui serait suivi d’une ombre visuellement aussi détaillée que son corps réel, au point qu’on ne puisse distinguer l’original de son image projetée, Brady Jandreau est aujourd’hui régulièrement accompagné de caméras qui contribuent à faire perdurer cette seconde vie, qui est aussi réelle que la première : cowboy, il l’est un peu moins, alors que figure de cinéma, il l’est de plus en plus. Et c’est ainsi que cette semaine, on le retrouvait de nouveau sur écran, filmé cette fois-ci par la caméra d’une autre réalisatrice, Mah Ferraz, qui réalise en sa compagnie un court métrage documentaire intitulé Holy dog. Trois ans après The Rider, on retrouve Brady père de famille, et plus que jamais connecté à ces chevaux pour qui la première image de l’être humain sera celle de Brady cherchant à se connecter à eux. Cette fois-ci, le paysage change car c’est en Patagonie que Brady se rend pour rencontrer une communauté d’éleveurs de chevaux avec lesquels il va partager la vie, pour quelques temps. Incarnation, dans son corps, dans son sang même, du croisement de populations qui forme le peuple américain, Brady Jandreau est lui-même descendant des indiens d’Amérique, héritier de cette spiritualité qui unit le matériel et l’immatériel, qui voit dans les êtres vivants des forces spirituelles avec lesquelles il est possible, par l’attention, la concentration, par la culture aussi, de se connecter. La façon dont Brady approche les chevaux relève du miracle de la prière qui ne cherche même pas à être exaucée. Il n’attend rien, il se rend disponible à une expérience partagée, et le cheval devient une extension de lui-même. A moins que ce soit l’inverse. Ce qui est beau dans le film de Mah Ferraz, c’est qu’à des milliers de kilomètres de chez lui, il soit si peu dépaysé et que le spectateur le retrouve intact, lui qu’on sait désormais si fragile. Mais après tout, c’est le même ciel, la même nuit, le même feu de camp autour duquel on se retrouve le soir, et les chevaux sont les incarnations d’une même force vitale, avec laquelle l’homme peut entrer en communion, pour peu qu’il la perçoive avec justesse, et l’accompagne.

De la même façon que les chevaux rencontrent l’être humain à travers Brady, celui-ci se retrouve lui-même à travers eux. Et ce à quoi on assiste sous la caméra de Mah Ferraz, c’est la reconnexion de Brady avec lui-même. Autant il semblait perdu, égaré dans un monde qui lui était étranger dans le métro, et au énième étage d’un hôtel impersonnel depuis lequel il pouvait observer le monde sans âme d’une mégapole contemporaine, autant sur les hautes plaines de Patagonie il semble être chez lui, retrouvant des forces qui l’avaient fui, reprenant ses dons les plus fondamentaux et son lien unique au cosmos, à travers la nuit, et les chevaux sauvages.

Ce qui constitue pour nous « le quotidien » : la ville, les routes, les lignes de bus, les centres commerciaux, les jobs normaux qu’on fait parce qu’il faut bien vivre, cet univers sans esprit, Brady Jandreau ne fait que le traverser le temps qu’il faut pour rejoindre son milieu naturel. Chloé Zhao, dans The Rider, saisissait une incroyable image de Brady au volant de son pickup, retournant chez lui après avoir visité son meilleur ami à l’hôpital. Soudain, sur une ligne droite comme seule la route américaine sait en faire, on discernait dans son regard une immense vague de détresse déferler sur lui et le laminer, le contraignant à se garer en bord de route pour s’y noyer dans les larmes et, ensuite seulement, reprendre le volant. Un instant, Brady Blackburn était un homme comme les autres, ensablé dans un monde trop grand avec lequel il ne se sentait aucune connexion.

Mais si comme elles le prétendent les villes sont bel et bien peuplées d’hommes, alors il faut peut-être reconnaître en ce cowboy, cet homme qui est un peu plus qu’homme, un peu cheval et un peu nuit, un peu lumière noire, un au-delà de l’humanité. Ce qu’on a coutume d’appeler surhomme et qu’on peut appeler aussi, tout simplement, quelqu’un.

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