Confinement oblige, on passe quand même pas mal de temps devant des écrans au travers desquels on regarde le monde, comme si c’était une fenêtre percée sur le flanc d’un véhicule capable d’aller n’importe où et n’importe quand. Seule limite, sanitaire, à respecter : on ne peut pas baisser la vitre. Bref, notre vie ressemble un peu à un voyage à l’arrière d’un des ces coupés confortables dont les vitres arrière sont fixes. Une SM par exemple. Tant qu’à faire, autant se faire plaisir.
De site spécialisé en page facebook monomaniaque, on tombe sur énormément de choses. Souvent ce sont juste des bribes d’information. Une photo, sans auteur et sans contexte, simplement partagée parce qu’elle était belle, ou drôle, ou pittoresque, ou rare. Et souvent quand il s’agit de bagnoles, on partage l’évocation de tel modèle dont on a le souvenir en tête, ou de tel lieu, qu’on peut visiter dans sa tête vu qu’on n’est pas près d’y mettre les pieds. Comme tous les projets sont à ce jour en stand-by, qu’on ne sait même plus lesquels survivront à ce suspens, et lesquels passeront par pertes et fracas, on se tourne plutôt vers le passé, parce qu’il propose un sol plus ferme, sur lequel on peut poser le pied avec davantage d’assurance que sur ce territoire meuble qu’est pour nous à ce jour, et chaque jour un peu plus semble-t-il, l’avenir.
Il y a quelques jours, au détour d’un groupe facebook consacré aux anciennes, apparaissait une photographie sur laquelle un Clint Eastwood jeune, blond, torse nu, était accoudé sur l’aile avant-droite d’une Jaguar XK 150, reconnaissable à sa calandre large et à son pare-brise spécifique, le modèle 120 affichant une entrée d’air plus étroite et un pare-brise en deux parties. Je fais le connaisseur, là, mais en fait le coup de la calandre plus grande ouverte n’est pas le fruit de ma culture automobile, mais des heures passées à lire les commentaires sous les photos, d’inconnus érudits qui maîtrisent ce genre de détails. Et en l’occurrence, sachez qu’il y a sur cette planète des hommes tels que Cyril Giron, et Alain Berson, que je ne connais pas mais dont j’ai lu les commentaires, qui savent ce genre de choses. D’où le savent-ils ? Je ne sais pas, mais ce genre de savoirs traîne dans l’air et se dissémine l’air de rien. Et ces noms sont comme de nouveaux embranchements sur la route de la connaissance, que j’emprunterai lors d’une énième semaine de confinement, histoire de bouger encore un peu. Et dans le cas d’Alain Berson, ça a l’air d’être une route joliment touristique, puisqu’en l’explorant sur à peine quelques centaines de mètres, je découvre qu’il rédige des articles pour un blog que je n’avais jusque là qu’entrevu, http://www.virage8.com qui vaudra la peine d’y revenir pour y faire une promenade plus complète.
A vrai dire, au premier abord, plusieurs choses m’intriguaient dans cette photographie. Et avant tout sa composition qui ne semblait rien devoir au hasard, au point qu’on puisse douter fortement que Clint ait sorti un quelconque outil de la trousse déployée sur le moteur. Le capot est grand ouvert, et sa longue forme participe à la mise en scène, simulant un arrière-plan qui se trouve, en fait, en avant du mécano composé façon Actors’ Studio. Tout montre que la photo est posée, et qu’on fait ici totalement semblant, comme on le faisait souvent dans ces années là. Parce qu’on sait quand la photo a été prise. Et par qui. On y reviendra. Intriguant, aussi, le fait que ce soit un homme qui se trouve auprès de cette voiture, comme si on assumait que la fascination mécanique puisse être masculine, et qu’il ne soit pas nécessaire d’y adjoindre le corps d’une femme pour la justifier. Ici, un corps mâle est au plus près d’un moteur. Et cette relation se suffit à elle-même. Du moins sur cette photographie précise, car elle fait en réalité partie d’une série, et sur certaines autres, Mme Eastwood pose aussi. On y reviendra. Enfin, la couleur intrigue vraiment, parce qu’elle a tout d’une couleur ajoutée en post-prod sur une photographie en noir et blanc. Les teintes très lumineuses, au point de rendre les bleus carrément luminescents, ça ressemblait fort à une session photo saisie en noir et blanc et colorisée après coup pour faire une jolie carte postale.
Hypothèse vérifiée en deux temps trois mouvements de recherche : la photographie n’a effectivement rien d’un travail d’amateur, elle n’a évidemment pas été prise à la volée ni au hasard, et l’original est bel et bien saisi sur une pellicule n&b, tout comme la petite série qui l’accompagne. On est en 1960, Clint Eastwood est alors connu pour le rôle de jeune cowboy fougueux qu’il a dans la série Rawhide, dans laquelle il crève suffisamment l’écran pour devenir le principal intérêt de la série, alors qu’il n’y tient que le second rôle. Grâce à ce premier emploi enfin correctement payé (et on peut dire qu’il aura patienté, car il a déjà 30 ans), il peut s’offrir quelques bagnoles, et déménage dans une villa à Sherman Oaks avec sa femme Maggie. C’est une période durant laquelle Eastwood a compris que ce métier réclame un investissement qui va au-delà de ce qui se passe sur le plateau. Les acteurs sont en concurrence, on est choisi pour son physique., il a pigé que tout est une question d’image, et qu’il faut séduire tous azimuts : les producteurs, qui sont aux commandes à Hollywood, bien plus que les réalisateurs, mais aussi les agents, et le public bien sûr. » « Il faut toujours se vendre. Il faut vanter partout les mérites de ce produit que l’on est. Il faut croire en soi de la même façon qu’un VRP croit en son aspirateur. C’est difficile, mais si vous ne le faites pas, personne ne peut savoir ce que vous valez. À Hollywood, on ne peut se permettre d’être humble que quand on est déjà devenu une star » dit-il dans une interview donnée en 1959. Et en ce temps là plus qu’aujourd’hui, la construction de l’image passe par la collaboration avec des photographes.
Ça peut paraître curieux aujourd’hui, mais Clint Eastwood, alors qu’il approche tout de même de la trentaine, se plie volontiers au jeu et multiplie les séances de photographie, souvent à domicile, et souvent les séries de clichés croisent les photos familiales le montrant en compagnie de sa femme dans la cuisine, ou au salon, les photos le montrant moins habillé près de la piscine, et un passage quasi incontournable devant le garage où on pourra voir Clint lavant sa voiture, la sortant pour faire un tour, ou s’affairant sous le capot pour vérifier que les durits sont bien serrées.
La série dont est tirée la photographie colorisée qui est à l’origine de ma flânerie a donc été prise en 1960, à Sherman Oaks, alors que Rawhide cartonne depuis janvier 1959, et qu’Eastwood goûte enfin aux plaisirs du succès et de la renommée. Il s’est installé ici depuis peu, avec Maggie, et il ne sait pas encore que quatre ans plus tard, il acceptera presque à contre-coeur d’aller tourner en Espagne un western italien, sous les commandes d’un réalisateur inconnu, un certain Sergio Leone, pour un peu plus qu’une simple poignée de dollars.
On va citer le photographe, et on va d’autant plus le faire qu’il ne laissera peut-être pas une trace éternelle dans l’histoire de la photographie. Gene Trindl est l’auteur de quelques clichés que tout le monde a forcément déjà vus de Michael Jackson encore gamin et lead-singer des Jackson 5. Assez curieusement, ces quelques photos capturant l’image de Clint Eastwood faisant de la mécanique torse-nu sont peut-être les plus composées dont on dispose de la part de ce photographe qui se contenta le plus souvent de saisir des portraits frontaux, et très classiques. C’est à se demander si finalement, ce n’est pas l’acteur lui-même qui a dirigé la séance. Ça ne serait pas particulièrement surprenant : on sait maintenant que sur chaque tournage, il apprenait déjà son futur métier de réalisateur. On peut supposer que lors des nombreuses séances photo auxquelles il s’est prêté dans les années 50, il a aussi appris une part du métier de photographe auprès de pointures telles que John R. Hamilton, ou Earl Leaf. D’ailleurs, ces poses topless font penser à une série assez invraisemblable, saisie quatre ans plus tôt par ce dernier, alors qu’Eastwood est encore très peu connu. Quasiment intégralement focalisée sur la piscine de ce qui pourrait bien être la « Villa Sands », ensemble d’appartements situé assez près des studios Universal au Nord d’Hollywood, dans lesquels de nombreuses starlettes et futures stars du septième art se faisaient photographier (Anita Ekberg en maillot de bain léopard sur les photographies des années 50, c’était à la villa Sands par exemple, où elle crêchait elle aussi), on y découvre un Clint Eastwood tel qu’on le connaît peu, en minishort moulant, faisant plus que flirter avec l’objectif et le regard de Earl Leaf. Sous le soleil californien, dans la piscine aux reflets hockneyïens, tout se passe un peu comme si Eastwood était magnétique, rivant notre regard immédiatement sur sa peau dès lors qu’il s’y est posé. Earl Leaf était un ami vraiment proche de Marilyn Monroe, et on lui doit certains de ses plus beaux portraits, saisis dans la proximité de ceux qui avaient le privilège de la connaître vraiment. Mais aucune des photographies de Marilyn Monroe prise par Earl Leaf n’atteint ce niveau de provocation et de suggestivité érotique. Et rarement Clint Eastwood aura été aussi troublant. Et c’est à se demander si lui-même n’a pas été troublé. Mais évidemment, parce qu’on est du genre à avoir le regard capté, aussi, par une carrosserie joliment galbée, on a forcément une tendresse particulière pour ces deux photographies captant le jeune acteur près de sa voiture des mid-fifties. Toujours en maillot de bain, il pose assis dans son cabriolet Austin, une Healey 100 de couleur combre, grande ouverte au soleil, puis il ouvre le capot, et on découvre un cliché qui semble précéder de quatre ans celui de la Jag saisi par Gene Trindl. Comme si lors de cette séance avec Earl Leaf, Easton avait appris comment on met en place ce genre de photographie, et avait reproduit ces méthodes en dirigeant Gene Trindl en 1960.
Cette même Austin, on la retrouvera photographiée par un autre grand portraitiste de cette fascinante époque, mettant en scène Eastwood dans une séance de carwash tout compte fait plus sage que le photoshoot de Earl Leaf. Et cette fois-ci, c’est John R. Hamilton qui tient le boitier :
Quelques autres coïncidences maintenant ?
Tout d’abord celle-ci : en 1956, Eastwood vit, donc, dans la Villa Sands, au moment où Anita Ekberg y vit aussi. Il est impossible qu’ils ne s’y croisent pas, puisque c’est quasiment une communauté de happy-fews qui se trouve là, et on dispose de nombreux témoignages qui montrent que chacun trouvait en fin d’après midi sur sa boite aux lettres un mot indiquant chez lequel des locataires se passait la soirée, chacun venant à la bonne franquette partager un hamburger et une bière. Or, en 1955, l’actrice est photographiée dans une Jaguar XK 120, blanche elle aussi.
Autre jolie coïncidence, qui court sur la même période : on dispose de quelques photographies de Earl Leaf au travail. L’une d’elles le montre au cours d’une prise de vue organisée pour un roman photo destiné à être publié dans Teen Magazine. On est en 1958, et puisque Earl Leaf est devant l’objectif, c’est un autre photographe qui est ici derrière le boitier, Bob d’Olivo, qui décrit son collègue comme « beatnik photographer ». Sur le plateau, une voiture, et c’est une Austin Healey 100. De nouveau.
Il ne s’agit évidemment pas de dire que c’est la même voiture, ni même que Clint Eastwood choisissait les bagnoles sous l’influence d’Anita Ekberg et d’Earl Leaf. Mais on peut s’étonner, quand même, de voir Eastwood dans les années 50 rouler en anglaises. Cette surprise est due à sa filmographie, qui fait la part belle à l’automobile américaine. On se souvient de lui en pickup GMC vermoulu dans Sur la Route de Madison. On se souvient du pickup dernier cri de La Mule. On a aussi en tête la Ford Gran Torino qui donne son nom au film qui la met en scène, comme un arbre de transmission culturel et cinématographique. On connait enfin son film publicitaire pour Chrysler, It’s half-time America, réalisé pour Chrysler à l’occasion du super bowl 2012, une ode au réveil de Detroit et à l’Amérique laborieuse. Pour nous, Eastwood, c’est l’Amérique. Et l’Amérique, c’est l’industrie automobile américaine. Mais ça, c’est le résultat des décennies au cours desquels nous avons nous-mêmes grandi dans le regard de celui qui devenait réalisateur, et nous apprenait donc à voir selon sa vision. Dans les années 50, Eastwood est un autre homme, qui a d’autres fréquentations et d’autres influences. Et autour de lui, on roule en anglaises, aussi étonnant que ça puisse sembler aujourd’hui. En réalité, il faudrait distinguer le véritable Clinton Jr Eastwood et l’acteur Clint. Car si on fait le compte des voitures qu’il a possédées, elles sont finalement souvent européennes : anglaises et italiennes pour la plupart. Et ce goût, on le retrouve dans la dernière coïncidence qu’on évoquera aujourd’hui :
Le premier film réalisé par Eastwood, c’est Play Misty for me (Un frisson dans la nuit, en VF, et une encore, on a la forte impression que le gars qui a traduit le titre n’a pas vu le film). Il le tourne en 1971, et se dirige lui-même puisqu’il y tient le premier rôle. La scène d’ouverture vaut à elle seule le déplacement en salle. Après un survol panoramique de la côte californienne, on découvre le personnage principal, observant le Pacifique depuis sa maison surplombant les rochers et les vagues. Il s’éloigne de la rambarde et prend le volant pour filer dans la ville voisine. Le générique entier tient dans ce trajet de quelques minutes, la caméra survolant la route depuis le ciel. Au sol, cheveux aux vent, Eastwood retrouve ses premières amours automobiles : Une Jaguar XK 150 roule alors que le soleil décline, et Clint Eastwood roule vers la nuit. Les premières images sont toujours une signature. On sait que la maison était la sienne. On peut supposer que la voiture l’était aussi.
Quelle surprise ou quelle coïncidence, à mon avis la XK150 ne peut pas être aussi magnifiée qu’en blanc et capote sombre dans des ambiances nocturnes du film Symphonie pour un massacre, passé justement hier soir sur la 5 ! Je me suis dit tiens voilà une sublime voiture qui prend bien la lumière…et conduite à vive allure par ce tueur fringant et froid qu’est un Jean Rochefort non moustachu (quoique si à un moment pour se grimer) de 33 ans…elle devient un élément et presque un personnage de l’intrigue puisque sans sa rapidité les plans du sémillant tueur n’auraient eu aucune chance de réussir. A la fois spectaculaire et furtive, elle n’éveille pourtant pas les soupçons, glisse comme un gros chat dans un Lyon endormi pour rester stationnée 2 jours devant la gare….c’est un autre indice, très discret pourtant lui, journal lyonnais oublié à l’arrière, indiquant finalement à ses acolytes qu’il n’était pas à Bruxelles, qui signera sa perte; mais après qu’il les ait tous tués!
Je trouve que la photo d’Hamilton, où Eastwood est un peu plus vieux et fait vraiment adulte, est beaucoup plus belle et suggestive avec son tuyau, ses vrais muscles et son jean serré que les poses du Clint post adolescent de Leaf. A tout prendre je préfère aussi les montages de faux mécanicien de chez Trindl, où il ressemble tantôt à Delon, puis Clift et aussi sur la première à Vincent Perrot !
Petit clin d’oeil au pont de l’intro qui enjambe le vide, ce jour du 28 Avril 2020 où le dernier morceau central de la chaussée du nouveau pont Piano de Gênes est posé….imaginons nos amis Eastwood et Rochefort se croisant dessus en XK blanche et Healey noire…
Hehe, c’est très drôle parce qu’on est tombé sur ce film complètement par hasard. Et je l’ai trouvé splendide, les cadrages, Rochefort troublant de mélange entre jeunesse et maturité. Et puis évidemment, la Jaguar en mouvement, la Jaguar dégueulassée, la Jaguar garée. Et évidemment, en la voyant apparaître à l’écran, j’ai pensé à celle d’Eastwood moi aussi ! C’est vrai que les photos jeune sont un peu forcées, et manquent de naturel. Elles sont intéressantes parce qu’on le découvre tel qu’on l’a rarement vu, mais c’est un intérêt plus documentaire qu’un portrait véritable de l’homme qu’il est devenu.