Sur la terre, comme au ciel

In Art, Autoradio, Citroën, Constructeurs, SM
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Autant qu’au reste du corps, l’automobile s’adresse aux oreilles. Parce que les moteurs, eux-mêmes, sont musicaux, quels qu’ils soient; certains sont de pures sections rythmiques, d’autres produisent des harmonies saisissantes, tous ont leur propre chant, même ceux qui ont la voix éraillée. Parce qu’aussi, le déplacement automobile, quand il est filmé, appelle l’illustration musicale. Le déroulement d’un morceau peut être vu comme un trajet en voiture, avec son démarrage, son point de départ, ses carrefours, ses arrêts au feu rouge, sa vitesse de croisière, ses virages, et son arrêt. Parce qu’enfin la voiture est un milieu dans lequel on écoute de la musique. On ne l’a pas toujours fait, mais dès qu’on a commencé à embarquer dans les automobiles des postes à transistors, puis des lecteurs K7, et quand on a monté pour de bon, à bord, de véritables installations audio, l’habitude a été prise d’accompagner les déplacements de véritables bandes originales. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont des playlists différenciées, selon qu’il s’agit de partir en vacances ou de rentrer du boulot. 

La conséquence, c’est que parfois, l’écoute de la musique peut, à elle seule, lancer l’esprit dans des rêves de mouvement. 

Mais il est frappant de voir que certaines époques se prêtent plus que d’autres à ce type de rêverie. Ainsi, il n’est même pas utile de connaître le titre du morceau de Gabor Szabo, tiré de son album Nightflight pour embarquer, en classe supérieure, dans un vol supersonique tout confort, jouissant sans aucune inquiétude d’une vitesse suprême, siège calé en position relax, paysage céleste défilant tranquillement à l’horizon, nuages atomisés au passage, semant quelques gouttelettes sur le hublot, aussitôt balayées par la soufflerie infernale que le missile dans lequel on débouche le champagne quand le machmètre atteint son niveau record, provoque. Silence total, car même le son produit par les Olympus 593 fixés sous les ailes ne parvient pas à suivre le rythme et reste à bonne distance, en arrière. On est bien, comme l’indique finalement, le titre, en Concorde, dans ce qui, finalement, se sera fait de mieux en terme de déplacement ouvert au public, et les sonorités volontiers exotiques de Gabor Szabo conviennent merveilleusement à cette évocation, car elles renvoient à l’atmosphère feutrée et réverbérée tout à la fois des aéroports internationaux, au voyage lui-même une fois atteinte la vitesse de croisière, et à la destination du voyage, toujours un peu ailleurs. 

On n’est pas tellement surpris, dès lors, de voir aujourd’hui un autre musicien de jazz, Benjamin Herman, sans doute un peu moins crucial dans l’histoire de la musique, proposer cette fois ci un album composé et enregistré en hommage à la Citroën SM, qui à de multiples égards, est à l’automobile ce que le Concorde est à l’aviation. Project S est un album entièrement consacrée à l’une des reines de l’histoire automobile,  l’une de celles qui sut splendidement snober sa propre époque, préférant l’intemporalité à l’actualité, l’intempestivité à la mode. Échec cuisant commercialement, elle demeure pourtant la vitrine de la marque qui la mit au monde, un modèle conçu, construit et mis sur le marché comme si on pouvait royalement se contrefoutre de toute contrainte commerciale. Sa Majesté relève du monde de l’art plutôt que de la sphère des objets utiles. Sculpture mouvante, symphonie en translation sur le bitume, elle se tient à l’extrême limite du territoire automobile, prête à s’envoler pour celui de l’aviation civile. Massive et aérienne à la fois, intimidante et accueillante, délicate et sauvage, elle conjugue tous les opposés. Pourtant, si on se met à la conduire intérieurement, ce qui domine, c’est l’appel d’un mouvement sans fin, qui se déploierait sans aucune résistance. Le son de quelques filets d’air glissant sur la carrosserie sculptée par le vent, le vaisseau filant dans l’atmosphère sans aucun échauffement, comme le dauphin fend le liquide sans presque le toucher. Les pneus étroits s’agrippent à peine au bitume. Ou plutôt, ils ne sont pas concernés par les phénomènes de friction avec la route. Pour un peu on imaginerait qu’une fois lancée, on pourrait la mettre au point mort et filer sans aucun bruit, comme en sustentation au-dessus de l’autoroute. En d’autres temps, la SM aurait été propulsée par la fée électricité. Mais on aurait alors raté le son métallique de la machine que Maserati  a glissé sous son long capot. Un son qui manque peut-être un peu de velours pour convenir tout à fait à l’atmosphère du mobilier intérieur de la SM. Mais il participe à l’impression de légèreté qu’on peut avoir à son bord, et il y a quelque chose de profondément jouissif à sentir un tel oiseau habité, au plus profond de ses entrailles, par un fauve massif, au torse volumineux, capable d’ingurgiter, soudain, des hectolitres d’air pour le mélanger au carburant afin d’alimenter les cylindres, et faire parler la poudre. On peut, ainsi, s’ensauvager un instant, le temps d’un dépassement, pour s’éloigner des autres là, avec leur voiture, prendre du champ, les maintenir à distance respectueuse, comme il sied aux majestés, puis reprendre le rythme de croisière, juste en-dessous des 3000 tours, sans effort, au couple.

Armé de son saxophone et d’un bon gros orchestre (l’orchestre philharmonique de Prague, en l’occurrence), Benjamin Herman propose là un album qui serait effectivement le genre de musique qu’on pourrait écouter en cruisant tranquillement au volant d’une SM en bon état, c’est à dire fraîchement révisée. Le son est ample, comme monté sur suspension hydropneumatique. Dès le morceau d’ouverture, Opronology, on a l’impression de surfer au-dessus du territoire; au-dessus du temps, aussi, tant on est quelque part entre Air et l’orchestre de Frank Pourcel. Les mélodies et arrangements, sur l’ensemble de l’album, sont immédiatement cinématographiques. Et comme le cinéma c’est avant tout du mouvement, elles sont aussi, tout de suite, cinétiques. Elles inspirent le mouvement ou plutôt elles semblent accompagner une trajectoire qu’elles rejoindraient en route, pour la suivre quelques centaines de kilomètres avant de bifurquer, laissant le vaisseau routier poursuivre sa trajectoire sans fin. Les hommages à l’histoire de Citroën se mêlent à l’évocation de souvenirs plus personnels, comme autant de coups d’oeil dans le rétroviseur, jusqu’à l’arrivée solennelle de Sa Majesté, orchestrée à tiers-chemin de la marche militaire, de la mélodie easy-listening et de l’hymne religieux. Tout est soudainement large et intime, léger et grave à la fois. La rencontre avec cet objet venu d’ailleurs se fait dans un mélange de curiosité et de respect, comme si on ne pouvait le toucher que du bout des doigts, lui lancer de discrets regards en coin pour éviter de l’affronter trop directement, parce qu’on est en même temps séduit, et en même temps très intimidé, parce qu’on a, aussi, l’impression que la SM nous observe tout autant qu’on la regarde, de ses yeux alignés. On réalise alors que la quasi totalité de l’album était en fait un prélude à cette présentation. 

Quelque chose se passe après cette première rencontre. L’ouverture de la porte sans doute, et l’absorption de l’automobiliste par cet intérieur qu’on pourrait désigner comme aéronaval. Sièges relevant du mobilier de salon, tableau de bord issu d’un avion qui n’existerait pas encore, vitrages panoramiques, vue imprenable sur la piste d’envol et le monde, qui semble soudain bien bien loin. Le titre final est un envol libre et joyeux pour un voyage sans fin.

Comme beaucoup je suppose, je ne suis jamais monté dans ce jet privé, cet objet extrait de l’histoire automobile pour la surplomber toute entière, comme si chaque voiture sortie avant, et depuis, devait s’y mesurer et l’avoir en ligne de mire, à l’horizon, tentant de s’en rapprocher dans une trajectoire asymptote. Si le désir est ce manque dont l’objet n’existe pas, la SM peut être considérée comme un pur objet de désir, flottant au-delà de toute raison, de tout calcul, de tout enjeu commercial et technique, une impossibilité qui a pourtant, comme le Concorde, bel et bien existé, foulant un goudron dont on se dit qu’il doit encore s’en souvenir. Plus que la plupart, ce modèle se prête à la conduite intérieure, au rêve de la conduire ou d’en être passager. Plus que la plupart, on sait que la réalité se trouverait encore au-delà de ce qu’on en imagine, qu’on peut en rêver sans fin. 

Ajoutons, parce que les yeux ont tout autant que les oreilles le droit d’être bercés, que l’album Project S a été composé comme la bande originale d’un documentaire entièrement consacré à la SM. Projeté le 12 mai lors d’un concert de Benjamin Herman à Rotterdam, on ne dispose, pour le moment d’aucune image du film, mais on sait que c’est un projet lancé en 2014, et qu’il arrive aujourd’hui à destination. Et la bande originale donne, déjà, une idée du soin qui lui a été apporté.

En attendant de le voir, pour le plaisir des yeux, et pour rêver un peu : 

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