Quand M arrive en ville

In BMW, M3 Touring
Scroll this

Permettons à ceux qui ont besoin de reprendre leur souffle, après le dévoilement de la 408, d’accéder un instant à une bouffée de gaz d’échappement, en évoquant la nouvelle antinomie sur roues proposée par BMW, sous forme de croisement trèèèèèèès longtemps attendu entre le moteur de la M3 et la carrosserie Touring. Entre ces deux là, le mariage ne se fit pas tout à fait au premier regard, puisque la première M3 date de 1986, et que jamais ce modèle n’a conjugué cette déclinaison très sportive en mode « break ». Comme si ça n’avait pas trop de sens, comme s’il y avait à ce niveau de gamme des règles que pourtant, à d’autres niveaux, on n’avait pas hésité à transgresser.

Oxymore, oxymore, est-ce que j’ai une gueule d’oxymore ?

Mais on s’en fout un peu du sens : c’est de technique qu’on parle, et celle-ci a une règle simple : si c’est possible, alors on le fait. Et il aurait été possible, pour chacune des générations de série 3, depuis l’E30, de proposer une telle hybridation. Mais, sans tenir la chose pour impossible, BMW s’y refusait. Peut-être la marque avait-elle compris que la M3 possédait une aura qui la sacralisait suffisamment pour qu’une déclinaison Touring apparaisse nécessairement comme un blasphème. Et peut-être que, derrière le premier mouvement de satisfaction qui gonfle en nous à la découverte, enfin, de la G80 dotée simultanément de l’aptitude à engloutir une commode Louis XV, et de la cavalerie nécessaire pour promener la marquèterie derrière les 510 cv tempêtant sous le capot, peut-être que transparaît dans ce plaisir une crainte : la M3 est désacralisée, elle appartient désormais au règne du profane. Elle qui fut intouchable redescend désormais sur Terre. Et pour en parler en termes kantiens, elle n’était que beauté. La voici désormais, aussi, utile. Et à ce jeu là il est possible qu’elle perde un peu de sa superbe.

Mais peut-être que, justement, on s’en fout un peu de la superbe. Ce qu’on veut, c’est des mauvaises manières et de la brutalité. Et c’est précisément dans ce rayon qu’évolue la M3 Touring.

Comme on est résolument matérialiste (c’est à dire qu’on ne croit pas trop en les divinités, fussent-elles automobiles), on trouve très bien, en fait, que la M3 descende un peu de son piédestal, où elle n’a rien à faire, pour remettre les pneus sur l’asphalte, son vrai domaine. Et sous cette forme oxymorique, elle est peut-être plus bestiale encore que sous forme de berline. Car on sent, immédiatement, que ce moteur, cette transmission, tous les détails mécaniques qui font qu’une M3 est une bagnole qui n’a plus grand chose à voir, physiquement, avec le modèle dont elle est dérivée, n’ont rien à faire dans cette carrosserie. Et c’est précisément cette folie qui rend l’objet si désirable : ça n’a, à strictement parler, aucun intérêt. Ce qui rend la chose d’autant plus belle : à ce niveau de puissance, on se fout un peu de la capacité de chargement. Celle-ci est un plus, jamais vraiment utilisé mais présent, « au cas où ». Le profil de break est encore identifié à un usage utilitaire qui laisse penser, quand la mécanique de la M3 est montée sous le capot, à une erreur d’assemblage : La M3 Touring est par excellence une bagnole qui ne respecte pas les règles. C’est le croisement du dromadaire et du lapin, la « rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection »1. C’est une voiture surréaliste, opposée à l’efficacité brute de ses sœurs, M3 berline et M4 coupé. Cette M3 Touring semble mettre en œuvre le programme artistique du surréalisme, se tenant soigneusement hors des normes de jugement habituelles : voir la beauté dans le merveilleux, ne la voir, même, que là. A ce compte là La BMW M3 Touring est surréalistement belle, car elle est tout à fait merveilleuse.

Tape dans l’fond, j’suis pas ta mère

Disons ça autrement. Une M3, une M4, quand bien même elles peuvent accueillir des passagers, incitent à une relation de couple entre celui qui est au volant et la mécanique. Il y a lui, et devant lui, le cœur de la bagnole. Toutes les impressions esthétiques se concentrent à l’avant. Il n’y a que la propulsion, à l’arrière, qui vient rappeler que l’engin ne s’arrête pas tout à fait au dossier du siège baquet. Mais elle aussi propulse les masses vers la calandre, et plus loin encore, vers l’horizon, et au-delà. Le passage au format break, quand il est accompagné de cette même puissance invite plutôt à un plan à trois : soi-même au volant, la mécanique devant et la conscience qu’on a du volume à l’arrière qui, même s’il est vide, est là, présent, accompagnant le mouvement. On a déjà pas mal écrit à propos des custodes, du pli Hofmeister, de tous ces éléments qui, placés au niveau de la nuque, produisent un effet ressenti par les occupants, dans l’habitacle, « par derrière ». C’est tout con, mais quand on roule en cabriolet, l’effet n’est pas le même selon qu’il y a, derrière la nuque, un arceau ; ou pas. Si vous avez déjà été passager d’une Méhari, vous voyez de quoi je parle. Ca marche aussi pour les carrosseries fermées : sans avoir besoin de se retourner, on « sait », parce qu’on le sent, parce qu’on le perçoit dans la résonnance particulière qu’apporte le volume supplémentaire, qu’on en a dans le dos. Sur les générations actuelles de M de la plateforme G80, cette différence est d’autant plus sensible qu’il ne s’agit plus de strictes propulsions, mais d’intégrales qui déplacent une partie de leur pôle d’attraction vers l’avant. Le Touring remet l’Eglise à l’arrière du village, et réinjecte dans les esprits cette image qu’on a en tête, et qui vient peut-être de l’enfance, des Majorette aux suspensions trop souples, et des bagnoles d’un temps passé, dont les trains roulants étaient conçus selon des géométries un peu approximatives : le break dont le porte-à-faux arrière s’écrase au sol sous l’effet de l’accélération. Et pour ça, il faut de la puissance, là, devant, pour que celle-ci puisse jouer les étalons là, derrière. Conduire un tel break, c’est être le jambon du sandwich, pris entre les deux tranches de pain beurrées – le beurre, le beurre, s’enlever de la tête, tout de suite, les images du Dernier Tango à Paris – et ne plus trop savoir qui on est, où on en est de la relation entre ces deux pôles. Dominant, ou dominé ? Master, or servant ? Top, or bottom ? Un peu parti, un peu naze, on descend les rapports de la boîte, histoire d’oublier un peu, le cours de la vie. Ce genre de bagnole est justement du genre à subvertir les genres, à nous faire perdre la tête. Notre manège à nous, c’est elle.

On veut de la brutalité ? En voici : conduire ce break, c’est être cette femme au visage inconnu, parce qu’il est maintenu au fond de la cuvette des chiottes, par une main précédée d’un bras musclé, derrière lequel se trouve le corps, tout entier et en pleine forme, de Rocco Siffredi. C’est pas joli joli, mais une M3, c’est pas fait pour faire joli. Et bon, cette image fait partie du patrimoine culturel de l’Occident.

510 chevaux, ça devrait permettre de transférer une bonne part des masses loin derrière le dos du conducteur, à peu près là où la commode Louis XV se balade de droite à gauche, au gré des déboitements du train arrière, dans les virages pris un peu serrés, exprès, comme on varie les angles d’une saillie, pour mieux répandre le plaisir.

Nous, tous c’qu’on veut c’est être heureux

La M3 Touring est, clairement, une bagnole de bad guy. Elle l’est de la conception à la conduite. Elle semble circuler avec un grand panneau sur le toit, façon lettrage immense dans les Michel Vaillant qui dit « LES REGLES, JE M’EN BRANLE !! » Quand elle arrive en ville, elle fait peur aux passants. C’est son job, ce pour quoi on se la paie. De la place du conducteur, la seule qui vaille vraiment bien qu’elle en propose quatre autres, on peut juste lever un peu les épaules pour faire signe aux autres qu’on est désolé mais voila, on est au volant d’un monstre auquel on ne peut dire « non ». Au mieux, on respectera les grandes lignes du code de la route, parce qu’on n’est pas vraiment hostile à l’ordre public, mais entre deux feux rouges, on arrachera le bitume d’un coup sec du pied droit, sans autre raison que le plaisir, bien profond, de le faire. Et si au prochain carrefour, on peut tourner à gauche en mettant la commerciale à l’équerre, comme le recommande le GPS, on ne va pas vraiment se gêner.

Intelligemment, le microfilm de présentation fait osciller ce Touring de compet’ entre la fiction et la réalité. Voiture jouet, fantasme roulant, elle devient soudain réelle. Pour autant son univers est fait de containers qui sont la version XXL des briques de Lego dont elle est originellement faite. Comme si la matière de son monde était une version étendue de son propre matériau, l’engin se déployant en mode « réplicateur2« . Homme, femme au volant ? Peu importe. L’engin subvertit les genres on vous dit. Pas d’étonnement, dès lors, à voir une Annie Lennox 2.0 prendre les commandes pour un run au milieu des containers. Bleue comme le sang qui se glace, noire satinée comme la cape de Satan en personne. Poser son cul dans son baquet, c’est signer un pacte avec le Diable :

– Ok ok, tu seras heureux avant d’être vieux, t’as pas le temps d’attendre d’avoir trente ans ; mais en échange, pardonne moi, j’ai besoin que tu remettes entre mes mains, ton âme.

– Oh, c’est pas cher payé. La voici, file moi les clés

On a déjà développé cette idée mille fois : BMW est on ne peut plus conscient du fait qu’il n’y a plus aucune place dans ce monde pour ce genre de créature. D’où la création de M-Town, espace virtuel, monde parallèle ou metavers dans lequel M les Maudites peuvent aligner les lignes droites pied au plancher, enquiller les donuts et laisser des traces parallèles de burn-outs sur le goudron, comme d’autres marquent la viande saignante au fer rouge, afin de mieux la saisir.

M-Town ne dort jamais tranquille ; il n’y a pas de banlieue dortoir. A l’heure où les bagnolards descendent sur la ville, qui c’est qui roule ? Les filles, qui se rassemblent sur les parkings, mettant l’feu aux buildings, et draguant les zonards. Alors, c’est la panique sur les boulevards ; quand M arrive en ville.


1 – La formule est de Lautréamont, et elle est censé définir, si tant est que ce soit possible, le surréalisme.
2 – Si vous ne connaissez pas Stargate, ben vous avez raté un truc

2 Comments

  1. Gardons à l’esprit également que c’est la dernière itération sous cette forme purement thermique, un ultime requiem turbocompressé, le dernier spécimen déménageur avant extinction programmée de l’espèce fumante.

    • Ah oui, c’est vrai, c’est un peu le chant du cygne du moteur à explosion. A moins que la Touring soit son corbillard ! 🙂

Submit a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Follow by Email
Facebook0
LinkedIn
LinkedIn
Share
Instagram