L’étoffe des rêves héroïques

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En 1909, quand Marinetti rédigeait le Manifeste du Futurisme, il avait en tête tout d’abord, l’image impressionnante des automobiles de course dont les échappements dessinaient des trajectoires serpentines le long des carrosseries. Mais il pensait aussi aux locomotives, qu’il voyait comme d’immenses chevaux piaffant d’impatience avant qu’on en lâche la puissance, qu’on attise celle-ci à grandes pelletés de charbon, faisant monter la pression dans l’immense marmite, puis dans les pistons jusqu’à ce que les roues grandes comme des moulins fassent riper leur acier sur celui, placide, des rails, et que le convoi gagne son bras de fer engagé contre sa propre inertie..

Quelques années plus tôt, en 1844, c’est un peintre anglais, William Turner, qui avait une intuition semblable, rendue visible sur une toile qui fut comme la prémonition d’un motif qui s’installerait durablement dans les esprits et dans les corps : Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway. La locomotive fonçant dans le brouillard devint une forme à part entière dont la valeur esthétique vaudrait celle de la cathédrale de Rouen baignée par le soleil au différentes heures du jour, quand bien même celle-ci ne serait peinte par Monet qu’une quarantaine d’années plus tard.

Nous serions nés un siècle plus tôt, nous nous posterions le long des voies ferrées pour voir passer tel ou tel modèle de locomotive tout comme aujourd’hui nous scrutons sur le net pour y dénicher l’accélération d’une toute dernière production Bugatti, miraculeusement saisie par le capteur d’une caméra, et mise en ligne pour que les spotters du monde entier puissent éprouver ce que c’est, le tonnerre mécanique.

L’équivalent contemporain, ce serait la fusée. Chaque décollage badgé SpaceX produit sur nous aujourd’hui l’effet qu’on pouvait ressentir jadis devant les premiers tours de roue d’une locomotive. Et la fascination qu’il y a à voir s’élever un lanceur Falcon Heavy est la réinterprétation verticale de l’effet esthétique saisissant produit par le passage d’un train lancé à pleine vitesse au beau milieu de la Picardie, au XIXe siècle.

Bref, il n’y a pas que les bagnoles dans la vie, il y a aussi les trains, et c’est précisément à la contemplation de cette mécanique fantastique qu’invite le clip qui accompagne ce beau morceau associant le réalisateur français Wax Tailor et la pénétrante voix de Mark Lannegan : Just a candle. Il y a quelque chose qui fait un peu penser à une construction sonore de David Bowie dans cette mélopée, et il n’est pas très surprenant dès lors de voir ce chant s’élever dans un univers cosmique, qui est à la dimension des imaginaires enfantins.

Récit aussi simple qu’un trajet retour, de l’âge adulte vers l’enfance. Kubrick, Nolan et Gray nous ont déjà pris la main pour ce genre d’itinéraire en mode rewind.

Dans le premier volet des aventures cinématographiques du personnage lilliputien Antman, il y a un moment réjouissant où il affecte à des objets miniatures la taille de leur modèle réel. Et c’est ainsi qu’une locomotive Playskool de plusieurs tonnes s’écrase sur le goudron de la rue, en bas d’une chambre d’enfants. Et on se dit à ce moment qu’en fait, c’est exactement comme ça que se passe, dans la tête d’un enfant.

Ce changement d’échelle, le passage de l’infiniment grand à l’infiniment petit, c’est ce que parvient à mettre en scène Berkay Türk, réalisateur installé à Istambul, dans ce clip oniriquement cosmique. On commence dans Seul sur Mars, et on part pour un voyage dont la trajectoire est exactement inverse à celle que suit Buzz l’Eclair, de l’au-delà vers la chambre d’enfant, en faisant étape par l’infini. Terminus : Toy Story. Tous les voyageurs descendent de leur voiture imaginaire.

Visuellement, c’est exactement tel que ça doit être. Les textures sont à leur degré de réalisme idéal, c’est à dire ni tout à fait absentes, ni trop présentes. On baigne dans ce matériaux mystérieux dont sont faits les paysages imaginaires, une texture nette et souple, plastique et substantielle. On peut y éprouver la densité des matières, tout en ayant le sentiment qu’on pourrait y plonger la main pour les traverser. On s’y retrouve, tout en s’y perdant.

La locomotive stellaire est parfaite, mécanique impossible tirant de la vapeur son inépuisable puissance. C’est que le carburant qu’on envoie dans sa chaudière est puisé dans l’imagination enfantine qui, Dieu merci, est une énergie renouvelable. Berkay Türk n’est manifestement plus un enfant, mais il est tout aussi évidemment du genre à prendre ses jouets numériques au sérieux. Quelque chose en lui semble carburer à la même énergie vitale qui coule dans les neurones d’un enfant. Car c’est ça, un enfant : un être qui a dans les mains la force de dresser à la verticale les 40 tonnes d’une 030, de lui coller au cul un réacteur, et dans le corps un réservoir de propergol, pour l’arracher à la force du poignet à sa rampe de lancement, rangeant tranquillement la force G au rang des inventions conspirationnistes dont se rendent évidemment coupables les théories scientifiques.

Berkay Türk est ce genre d’enfant. Petit, mais costaud. Inutile de dire que, dès lors, il est probable qu’on le laisse durablement nous raconter des histoires pour qu’on s’endorme.

Parce que parfois, il n’est pas nécessaire de tourner une clé de contact pour commencer à voyager. Il peut suffire, aussi, de fermer les yeux.

Faites-le.

Hop, vous êtes dans une autre galaxie.

Vous voyez ?

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