Roues libres

In Équipementiers, Goodyear, Michelin
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Pas facile, de communiquer sur quelque chose d’aussi technique qu’un pneu. Partie sale d’une voiture, seule zone dégradable qui soit aussi visible, on ne s’en préoccupe vraiment que lorsqu’il s’agit de les changer, et on ne leur reconnaît pas d’autre valeur que leur coût, et leur aptitude à transmettre au sol une puissance qui sinon demeurerait totalement théorique, à assurer des vitesses de passage en courbe élevées sans être flippantes, à s’accrocher aussi tellement puissamment au goudron qu’en cas de freinage d’urgence tout se passe comme si on venait de jeter une ancre à l’arrière de la bagnole, histoire de s’agripper au sol et de stopper les deux tonnes de matière en mouvement et, si possible, nous avec.

Et globalement, les pneus font le job. Ils ne fondent pas, même lors des démarrages un peu appuyés, ils gripent autant qu’ils le peuvent, et pardonnent tout de même beaucoup de façons un peu optimistes d’aborder les virages, ils se ventousent autant que les lois de la physique le permettent à cette matière étrange et absolument pas homogène qu’est le bitume, dont la recette semble changer, en gros, tous les cent mètres sur la majeure partie du réseau routier.

Et comme tous les ouvriers qui font le sale boulot, on ne les trouve pas assez « haut de gamme », comme on dirait chez Peugeot, pour qu’on leur accorde de l’intérêt. Et si parfois, à leur sujet, on parle de « gommes », on se demande si ce n’est pas pour mieux souligner leur caractère effacé, leur aptitude à ne pas se mettre en avant. Si un pneu jouait dans un groupe de rock, il serait bassiste. Le gars qui se la ramène pas, qui reste un peu en arrière du groupe, la plupart des gens, dans la salle, ne connaissent pas son nom, et pourtant, en douce, par en-dessous, c’est lui qui porte sur ses épaules toute la structure du morceau, qui en assure le tempo, les assises. Indispensable et effacé tout à la fois.

Chez Michelin et Goodyear, ces derniers mois, les pneus veulent être l’équivalent de Nile Rodgers, ou Steve Harris, et comptent bien se réinventer pour se mettre, un peu en avant et imposer leur propre tempo à la réinvention de la voiture. Et puisque finalement une voiture, c’est avant tout une roue, et que le pneu est l’unique surface de contact avec le sol, il semblerait que dans les manufactures de gomme on se soit dit que tant qu’à faire, on allait reprendre à zéro ce qui, dans tout mode de déplacement, est décisif, et qu’on allait tout simplement réinventer la roue.

C’est goodyear qui, il y a quelques semaine, a ouvert les hostilité en participant à l’aspect le plus spectaculaire du concept centenaire de Citroën, le 19_19. Juché sur d’immenses jantes de 30 pouces, l’engin avait quelque chose d’un rover d’exploration lunaire, ou d’un engin d’exploitation viticole ; son allure de coléoptère élégant reposait directement sur ces roues, dont on découvrit que si elles avaient l’air si grandes, c’était parce que la jante elle-même empiétait sur sa partie « pneumatique », à moins que ce soit plutôt le pneu qui rognait sur la jante. En fait, on découvrait que jante et pneu ne faisaient plus qu’un, et qu’un boulot incroyable avait été mené pour reprendre à la racine la question du contact entre l’automobile et la route. Ainsi, après que chez Citroën on ait longtemps travaillé la question du train roulant du côté des amortisseurs, on s’attaquait à l’autre bout de la chaîne de liaison au sol, et pour ce faire, on invitait les spécialistes de la question, ceux qui d’habitude se contentent d’envelopper les roues, à venir réinventer le dispositif dans sa globalité. Et c’est ainsi que, discrètement, l’aspect le plus novateur de ce concept se trouvait au creux de ce dont on ne regarde le plus souvent que l’aspect extérieur. Ici, l’enveloppe pénétrait à l’intérieur de la roue, pour l’investir profondément. Et pour ne pas allonger démesurément cet article, je vais vous renvoyer à celui que Le Nouvel Automobiliste a consacré à ce seul aspect du concept Citroën, puisqu’ils font ça très bien.Et puis si vous êtes en train de lire ceci, c’est que vous vous y connaissez déjà, et j’ai l’intention d’écrire des trucs que vous n’avez pas forcément déjà lus ailleurs.

Tout le monde l’aura remarqué, la gorge un peu serrée : pour son centenaire, Citroën se détournait de son partenaire historique, Michelin, et se tournait vers la concurrence américaine pour se réinventer. Mais voila, on ne peut pas être révolutionnaire tout en demeurant attaché aux traditions. Il n’y a pas de révolution sans trahison, alors il faut se faire à cette idée : aimer Citroën, c’est aussi aimer les trahisons de la marque envers tout ce qu’elle peut produire, y compris l’attachement qu’on lui porte. Reste que chez Michelin, on n’allait pas non plus regarder passer le train de l’histoire sans réagir. Goodyear a dégainé, certes, le premier, mais les pneus français avaient, de quoi répliquer. Et comme chez son concurrent, on pense chez Michelin que s’il faut réinventer le pneu, alors il faut aussi s’attaquer à l’ensemble qu’il forme avec la jante. Ainsi, le concept Uptis renouvelle-t-il la problématique pneumatique, en poussant la logique plus loin encore puisque, pour ainsi dire, le pneu tel que nous le connaissons, disparaît corps et bien. De lui ne subsiste que l’essentiel, la bande de roulement. Le reste se trouve noyé dans une zone dont on ne saurait dire si elle appartient encore au monde du pneu, ou si il se trouve déjà sur le territoire de la jante. En réalité, dans ce concept, une telle distinction n’a plus lieu d’être : structure souple et rigide ne font plus qu’un, mariant intimement souplesse et dureté pour absorber les irrégularités, transmettre la puissance, insonoriser tout à la fois. Et la partie « consommable » du pneu, elle, peut être renouvelée à volonté dans des centres dédiés, qui font ce qu’on fait encore dans de très nombreux pays, où on conserve les choses un peu plus longtemps que par chez nous : on rechape. Avantage certain du dispositif : on ne jette plus la majeure partie du pneu quand on le change. A vrai dire, on ne le change même plus, on se contente d’appliquer sur la surface extérieure une nouvelle bande de roulement, qu’on peut adapter aux saisons ou aux routes particulières sur lesquelles on va évoluer. On peut ainsi imaginer une station de rechapage en bas des routes de montagne pour équiper toutes les voitures qui montent vers les stations de pneus neige.

Mais à vrai dire, si la communication de Michelin sur ce concept nouveau arrive cette semaine, c’est parce que, mine de rien, il semble que la marque fasse un pas de plus vers une production de ce genre d’équipement. Et si le projet semble avancé, c’est parce qu’il trotte dans les têtes depuis un moment; ainsi, en 2017, un spot annonçait déjà ce qu’on découvre ces jours ci :

A l’époque, le projet s’appelait Michelin Vision. Entre temps, le nom a changé, mais le concept reste le même : c’est désormais le Michelin Uptis qui nous est présenté :

On constate que la marque a de la suite dans les idées, et qu’on pourrait bien, dans un avenir à moyen terme, voir ce qui nous lie à la route changer de définition, du tout au tout. Et si on associe cela à l’arrivée d’une conduite plus autonome, et à des sources d’énergies nouvelles, on peut considérer que ce que nous appelions jusqu’à aujourd’hui « automobile » va se transformer profondément, au point qu’on puisse se demander si les raisons pour lesquelles on aimait les bagnoles vont être transmises à travers cette évolution.

Et c’est sans doute la question qu’on s’est posée, chez Goodyear. Parce que c’est bien beau de réinventer la roue, et de faire comme si tout ce qu’on attendait des liaisons au sol se résumait à des questions d’écologie et de sécurité. Et ce qui suit n’a absolument pas pour but de nier l’importance, et même la supériorité de ces critères sur tous les autres. Mais de fait, ce serait mentir que d’affirmer qu’on n’aime pas, aussi, que ça dérape un peu, que ça glisse, que ça ripe, que ça fume même un peu parfois. Disons ça autrement, l’usage du volant et du pied droit n’est pas toujours raisonnable, il est possible qu’il soit même parfois un peu ludique, et à chaque fois, ce sont les pneus qui en font les frais. Voila, c’est sans doute bête, et c’est même peut-être mal, mais c’est comme ça. Et nier ce genre de plaisir, ce serait nier, aussi, la voiture qui va avec. Celle-ci nous met devant le fait accompli de sa propre définition. Elle est lourde, elle est animée d’un moteur puissant, elle ne touche le sol qu’entre quatre points, sur une surface somme toute réduite, elle encaisse de bonnes forces cinématiques et centrifuges dès lors qu’on la pousse un peu dans les courbes. Bref, les pneus ont fort à faire pour endiguer ces énergies, d’autant qu’on n’a pas très envie qu’elles soient contenues. On veut sentir le train arrière qui décroche, on veut même que ça parte en glissade des quatre roues, ressentir le grip revenir d’un coup, les suspensions encaisser ce brusque arrêt de la glissade généralisée. On veut que ça vive, que ça s’abîme un peu, que ça fasse du bruit, que ça projette des gravillons partout aux alentours.

Alors, la comm’ a fait un choix curieux pour une marque de pneus, en se situant à mi-chemin entre l’hommage à l’usage un peu à la limite de la bagnole, et le propos carrément sociétal. On est donc très loin des arguments purement techniques. Par contre, on est à fond dans la célébration de la mémoire collective, du côté des apparitions les plus saisissantes de bagnoles sur le grand écran. Tous les styles de bagnoles, et tous les genres de films. Il y en a, vraiment, pour tous les goûts. Du road-movie à la chronique introspective, du film d’action au drame, et parallèlement, de la muscle-car, du coupé à moteur central contemporain, de la berline américaine aux places arrières confortables, du cabriolet, du pick-up roots, du bon vieux break familial, des anciennes, des récentes, des classieuses, des m’as-tu-vu. Comme un même paysage, qui irait de Vanishing Point à Robocop en piétinant les Transformers au passage. Toutes, aussi différentes soient-elles, ont ces points communs : on y grimpe, on en descend, et elles traînent leurs roues sur toutes les surfaces, y laissant leur empreinte.

Avec son ambiance sudiste et son slogan qui pourrait sonner comme un hommage à la terminologie trumpienne, on se demande un peu à qui le spot s’adresse. Mais l’épilogue rassure : si le spot peut attirer le cul terreux, il faudra qu’il se fasse à cette dernière image : Une Jaguar type E se gare un peu à la volée devant une église. A son volant, une jeune femme en robe de mariée, celle-là même qui avait ouvert le spot. Sur les marches l’attendent amis et familles, ainsi qu’une autre jeune mariée, qui s’apprête à devenir sa femme. En un plan, les doutes idéologiques ont été déjoués, et le spot sort de la route pour poursuivre son parcours, off-road. Les images et techniques du passé peuvent encore se lancer dans de belles choses. L’avenir n’est plus ce qu’il était.

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