Rire jaune

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A propos d’Eric Drouet, on aura dit, et lu pas mal de choses ces derniers temps. On pourrait s’en tenir à l’essentiel : 33 ans, chauffeur-routier, résidant en Seine-et-Marne, tendance à s’engager. Un petit côté pitbull aussi : il est du genre à ne pas en démordre. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il est à la manœuvre. Il n’a pas l’air d’imposer grand chose, mais il sait parler, et il sait être persuasif. Surtout, il fait partie de ceux qui vont au front alors, forcément, ceux qui sont en arrière peuvent toujours faire la fine bouche, il a une longueur d’avance sur eux, à tel point qu’il est capable de prendre de vitesse les service de comm’ des ministères, qui sont tellement à la rue dans cette histoire qu’ils ne se méfient même pas, quand ils l’accueillent, smarphone dans la poche poitrine de sa veste, en mode vidéo, et qu’il enregistre tranquillement tout l’échange, au nez et à la barbe des communicants du gouvernement. 

Il suffit de le regarder deux minutes en interview pour deviner que, derrière sa tranquillité apparente, il y a une inquiétude, et une volonté de ne pas se faire avoir. Pourtant, nager contre le courant gouvernemental dans ce pays, comme dans tous les pays fortement industrialisés et financiarisés, c’est plonger dans des eaux suffisamment troubles pour s’égarer parfois. Comment sortir indemne du bain médiatique dans lequel les chaines d’infos noient les protagonistes de ce mouvement ? Ils ont beau jeu de s’indigner des quelques drifts oratoires d’Eric Drouet, quand en réalité ils font tout pour rendre la chaussée des interviews glissante. Comment garde-t-il le contrôle ? En plongeant ses doigts dans sa barbe comme on tourne sept fois sa langue dans bouche avant de l’ouvrir. Mais il ne ferme pas sa gueule. Il prend les coups, mais ne se plie pas le genou. De tous ceux qu’on aura vu se lever contre le pouvoir ces dernières semaines, il aura été l’un des plus constants, l’un des plus insaisissables, dans sa manière douce d’être rugueux. On ne sait pas si c’est de l’habileté ou une maladresse, mais on sent toujours qu’il en pense plus que ce qu’il en dit, qu’il y a un arrière-fond de pensée qui n’est pas dite. Et le truc qui marche du tonnerre, c’est que du coup on lui prête sans cesse tout un tas de pensées qu’il n’a jamais prononcées. Pourtant, on ne parvient pas à voir en lui une marionnette qui prononcerait des mots dont un autre serait l’auteur. Il faut l’admettre, à ce jeu là, on soupçonnerait beaucoup plus volontiers Macron de ne pas être l’auteur de ses paroles, ni de ses actes. Drouet, oratoirement, c’est un peu le justicier masqué. Il y a une scène, dans Batman, the Dark Knight rises, où un autre personnage demande à Batman pourquoi il porte un masque. Et Bruce Wayne (désolé, je spoile un peu) lui répond que c’est parce que derrière le masque, ça pourrait finalement être n’importe qui. Ici, c’est pareil, en n’en disant pas trop, en s’en tenant à ce qui constitue le coeur de l’action commune, Drouet pourrait être n’importe qui, sans pourtant l’être, puisque personne n’est n’importe qui, contrairement à ce que pense Macron. Et cette aptitude à se diluer dans le commun, c’est une vertu politique. 

Mais il y a un truc qui pourrait prêter à sourire chez Drouet. Et ce ne sont pas ses sempiternels hoodies, ni sa façon de porter le jean comme une tenue du dimanche le jour où il est reçu à l’Elysée. Ses survêtements sobres mais impeccables sont absolument logiques, ils sont sa manière de bien se tenir, d’être « comme il faut », il n’y a pas là matière à ironiser. En revanche, au premier abord, sa bagnole pourrait être une bonne prise. Au détour d’un petit reportage sur lui, je l’avais vu garer sa Seat Leon Cupra devant chez lui, comme on fait quand on a envie de bien ranger sa voiture, mais aussi de la mettre en valeur : en marche arrière sur la place, à l’équerre de la rue, calandre face aux passants. Alors que j’avais un peu regardé les rond-points, et que j’y avais surtout vu des automobiles très modestes (cf l’article précédent), j’étais un peu surpris de découvrir, sur la place de parking d’un Gilet jaune, une voiture qui épatait un peu la galerie, avec ses jantes trop grandes et nettement trop larges pour être honnêtes. Cerise sur le gâteau, le truc trop beau pour être vrai, sa Leon est, je vous le donne en mille, jaune. Le jaune Seat. Quasi phosphorescente, donc. Tout est raccord. 

On pourrait donc ironiser sur ce personnage qui se bat aux côtés de ceux pour qui la fin du mois se trouve, financièrement, aux alentours du 10 du mois, et qui se tapent 20 jours en roue libre à attendre que le versement suivant tombe sur le compte, même pas suffisant pour éponger les dettes précédentes, alors que lui gare une Seat tunée devant son pavillon de lointaine banlieue parisienne. Et bien évidemment, on n’a pas manqué de lire, à droite à gauche, des remarques acides sur le thème du manque de sens des priorités chez les français modestes, sur la tartuferie de ceux qui demandent à vivre mieux alors qu’ils ne vivent pas si mal que ça. Bref, la rhétorique habituelle de ceux qui trouvent que les autres peuvent bien se contenter de leur modestie économique, tandis qu’eux-mêmes n’ont que les mots »gain » et « performance économique » à la bouche. C’est le problème avec les principes : généralement on souscrit à ceux qui n’imposent de sacrifice qu’aux autres. 

En fait, cette Leon est très rassurante : elle empêche Eric Drouet d’être donneur de leçon. A la différence de bien d’autres engagés, il ne vient pas pour imposer son style de vie à la multitude. Il ne nous dit pas que, pour vivre bien, il faille vivre comme lui. Il dit juste qu’il faut des règles communes, c’est à dire des lois qui soient respectées par tous, c’est à dire y compris par les puissants. C’est à dire par les plus riches. Dans le monde des luttes sociales, c’est une bouffée d’air frais car la règle, c’est plutôt l’inverse : des gens viennent, convaincus que si tout le monde vivait comme eux, le monde se porterait bien mieux, se sentant dès lors légitimes à ne demander de sacrifices qu’aux autres, puisqu’eux-mêmes ne font rien de mal. Ainsi, chacun est généralement persuadé que ce qu’il faut sacrifier pour vivre mieux, c’est à quoi on n’est pas soi-même attaché : la voiture pour ceux qui peuvent s’en passer, la viande pour ceux qui n’aiment pas ça, l’argent pour ceux qui n’en gagnent pas et n’envisagent pas d’en gagner un jour, l’usage de la force physique pour ceux qui ont le biceps atrophié, etc. … Léo Ferré disait que l’emmerdant, avec la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres. Et c’est un peu ça, le monde la lutte sociale : ce sont souvent des gens qui n’ont rien à foutre de quelque chose, et qui viennent vous dire que vous pourriez tout de même vous en passer. Ou plutôt, vous devriez. Ou comment être donneur de leçon sans faire soi-même le moindre effort. 

Débarquant au volant d’une Leon Cupra jaune fluo, montée sur ses grandes jantes noires et sonorisée par une ligne d’échappement qu’un de ses potes conçoit spécialement pour lui, Eric Drouet ne peut pas donner de leçons. Et c’est très bien ainsi. Le monde politique est suffisamment rempli d’hommes et de femmes convaincus de pouvoir se donner en exemple, et se plaignant pourtant qu’on les imite, forcément mal. Finalement, le mouvement des Gilets jaunes est avant tout un mouvement de femmes et d’hommes qui sont tout ce qu’il y a de plus commun. Ils sont une somme d’individualités qui se reconnaissent, pourtant, des dénominateurs communs, des intérêts partagés, une volonté identique. On imagine assez bien ce qu’ont pu penser d’autres Gilets jaunes quand ils ont vu Drouet se garer près du premier point de ralliement, pour la première action. Et pourtant, ils luttent avec lui. On n’a pas de peine, aussi, à entrer dans les pensées des hommes et femmes politiques quand il le voient. Et à vrai dire, la dernière chose qu’on a envie de partager, c’est ce genre de mépris. C’est même un des enjeux de ce qui se passe ces temps ci : sortir de cette domination, dans toutes ses dimensions. Et il est important, ce mépris, parce qu’il est ce qui soude ceux qui, malgré leurs différence, se reconnaissent dans ce mouvement des Gilets jaunes. Si ce mépris disparaissait, le combat serait gagné, mais cette attitude est structurelle : elle est fondamentalement liée à la structure de notre monde, qui est persuadé que la richesse vient à ceux qui la méritent, et qui méprise donc ceux qui en sont privés.

L’ironie de l’histoire, c’est que finalement, hier, c’est à pieds qu’Eric Drouet a été interpellé par la police, et placé en garde à vue, parce qu’il participait, parait-il, à une manifestation non autorisée. Circulant en civil (c’est à dire probablement en jogging), accompagné de quelques dizaines d’autres, il marchait dans les rues de Paris pour rendre hommage aux morts et blessés de ce mouvement. C’en était trop pour les autorités. En France, c’est aussi l’Etat qui décide qui sont les héros, et qui sont ceux qui, décidément, ne sont rien. Que parmi les fortes têtes, en France, il y ait un amateur de tuning, voila une péripétie qui fait bien sourire, et qui dit, dans le fond, quelque chose de ce qu’est un français, jamais tout à fait là où l’attend, même quand il s’agit des rendez-vous de l’Histoire, jamais tout à fait comme il faut. En décalage, un peu ailleurs. Tant qu’on n’aura pas intégré cette constante singularité, on croira avoir ce fameux problème d’identité. C’est justement parce qu’on ne peut pas se reconnaître en Eric Drouet qu’il nous représente si bien. 


Allez, cadeau : Eric Drouet, vous l’avez déjà vu en interview, vous avez déjà lu des articles sur lui. Vous aviez peut-être déjà entrevu sa Leon Cupra dans le décor d’une photo ou d’un portrait télévisé. Mais je pense que peu d’entre nous ont déjà vu ce qui suit : créateur et animateur du club auto Muster Crew, il était interviewé pour la chaine AkramJunior Daily, devant deux Seat Leon, la sienne et celle d’un autre associé. On reconnait le modèle jaune fluo qu’il conduit encore, débarrassée désormais des stickers qui peuvent faire un peu tiquer sur cette video. Le truc que je trouve génial, c’est que ce gars qu’on connait depuis maintenant deux trois mois, confesse qu’il soit sur le point de revendre sa Leon pour s’offrir une Audi A8 W12. On imagine déjà les images qu’une telle déclaration peut susciter dans les neurones intéressés de ceux qui ne peuvent pas voir les gilets jaunes en peinture, mélange d’indignation et de sarcasmes. C’est mal connaître cette partie ci de la classe moyenne, qui est parfaitement habituée à ramasser consciencieusement les miettes de ce que l’ultra-bourgeoisie consomme vite fait, achète par pur déterminisme, comme tous les autre early-adopters qui ont les moyens, mais finalement, se contrefout de ce qu’elle achète une fois que les autres ne sont plus fascinés, et s’en débarrasse pour passer à autre chose. L’A8, on sent bien que Drouet y pense depuis longtemps. Lui sait, il le dit dans l’interview, ce que c’est qu’aller tous les jours au boulot au volant d’une R21 diesel. On devine alors que sa Seat, c’est sa voiture du dimanche, son jean en somme. C’est à ce genre d’aptitude à désirer pour de bon ce que dont les autres n’ont finalement qu’envie qu’on peut parfois tomber sous le charme d’attachements que, soi-même, on ne partagerait pas forcément. On aime bien la remarque de l’interviewer qui précise, « comme celle du Transporteur ? », et Drouet acquisse simplement. Et ce serait tellement facile d’ironiser là-dessus, de prendre de haut ce genre de référence. Et là, on n’en a tout simplement pas envie, parce qu’il est temps de mettre en pratique ce bon vieux principe qu’on nous apprenait gamins : il faut aimer son prochain, et le prochain, c’est celui qui ne nous est pas identique. Et le début de la politique, c’est justement ça : vivre avec ceux qui ne sont pas nos semblables. Ne pas vivre en communauté, mais faire communauté. Et c’est du boulot. Du coup, tout gilet jaune qu’il soit, parce qu’on se dit qu’il la posséderait moins pour plastronner que pour l’attachement réel à ce que l’A8 est, en tant qu’automobile, on souhaite à Eric Drouet de débarquer un de ces jours sur un de ces rond-points qui sont, aujourd’hui, le théâtre de nos opérations, avec douze cylindres rangés un double V sous le pied droit, un sourire aux lèvres, les doigts fouillant dans sa barbe. Ce type roule décidément à contre-sens. 

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