Let’s have a black celebration
Black celebration
Tonight
Depeche mode
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie
Blaise Pascal
Les pires sports mécaniques sont souvent perçus comme ce membre déjà gangréné dont l’humanité devrait s’amputer pour devenir plus vertueuse et, ainsi, sauver la planète sur laquelle elle tente de maintenir des conditions de vie qui lui assurent, au moins, la survie. Autant dire qu’à ce compte là, les types qui alignent leurs Dragsters pour se lancer dans un rush parallèle de quelques centaines de mètres peuvent directement se mettre les tuyaux de nox dans le nez et ouvrir les vannes : de toutes les façons d’utiliser de façon non utilitaire des moteurs et deux paires de roues, on peut considérer celle-ci comme une des plus absurdes, une de celles qui concentrent en quelques secondes tout ce que dont on pourrait se croire bien inspiré de se débarrasser, histoire de protéger le climat, l’environnement, la vie, la nature et – qui sait ? – l’univers tout entier, de l’activité foncièrement malfaisante de l’homme.
Et si, là d’où on pense venir le danger, se tenait en réalité ce qui nous en préserve ? Et si comme l’écrivait le poète allemand Hölderlin, « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ? »

De fait, la façon même dont se présente cette discipline comporte une dose non négligeable d’appétit pour la destruction, pour le dire en termes Guns N’Rosiens. Tonitruance auditive, tapage visuel, violence assourdissante des accélérations, tout se passe autour de ces deux lignes noires séparées d’un simple muret, comme si on ne visait qu’un seul objectif : cramer du carburant, carboniser de la gomme, mettre au supplice des transmissions prises en étau entre une mécanique sans doute forgée par des gobelins au plus profond des forges de l’enfer, et une adhérence au goudron qui devrait empêcher tout mouvement. Et pourtant, ça s’arrache au sol, et ça part littéralement comme une balle s’extrait du canon dès que le percuteur a fait son job. Quand on arrive à ce niveau de performances, on ne sait plus s’il faut parler de vitesse, ou d’instantanéité.
Et tout ça pour, strictement, rien.
Autant dire que cette discipline a l’art de se tirer une balle dans le pied, de tendre la batte de baseball pour se faire massacrer, de se passer elle-même la corde autour du cou, de la lancer au-dessus d’une branche et de donner une grande claque sur la croupe du cheval, histoire qu’il se barre, laissant derrière lui, en suspension dans le vide, la course de dragster lynchée par la bonne conscience d’une humanité qui hoche la tête, comme on fait quand on a le sentiment d’avoir accompli son devoir, et instauré le bien sur Terre.

Pourtant, quelque chose d’essentiel se joue dans une telle débauche de moyens. Tout d’abord, parce que la parfaite inutilité est précisément une des caractéristiques de la beauté : c’est pour cette raison qu’on valorise, de façon parfois un peu inexplicable, les œuvres d’art. Courir ainsi en parallèle, harnaché dans un baquet littéralement boulonné au cœur d’un chaos mécanique proche de l’indescriptible, c’est effectuer un geste qui, au-delà du danger qu’il comporte, ne vise rien d’autre que d’être mis en œuvre, accélérer pour accélérer, se ruer vers la ligne d’arrivée sans autre objectif qu’écraser le chronomètre, compresser le temps en espérant vainement le réduire à néant.
Mais la démesure des moyens mis en oeuvre pour aller d’un point A à un point B, et ce sur une distance qui pourrait parfaitement être parcourue à pieds, est l’autre élément qui fait de cette pratique, un art premier. Pure dépense d’énergie, l’exercice peut sembler non seulement complètement vain, mais même morbide à celui qui veut tout évaluer en termes d’efficience. Car si, oui, ces engins accélèrent particulièrement fort, ils nécessitent un tel luxe de mise en place, d’harnachement, de vérifications, qu’en réalité, le temps qu’on prépare leur décollage, un piéton marchant très, très tranquillement, aurait atteint la ligne d’arrivée vers laquelle ils se rueront enfin. Pourtant, le dragster peut être regardé comme un petit rappel qui nous est fait : qu’on le veuille ou non, et quelles que soient les précautions prises pour rendre nos vies plus saines, plus durables, plus équilibrées, nous sommes voués à la mort, nous courrons à notre perte, nous visons notre propre disparition avec l’exacte précision d’un tireur d’élite. On aura beau faire, rien n’annulera ce rendez-vous terminal, et notre vie entière doit dealer avec cette deadline. Au 17e siècle, Blaise Pascal critiquait assez copieusement cette attitude consistant à essayer, pathétiquement, d’échapper à une double angoisse qui nous concerne tous : celle de devoir mourir, et celle de ne pas trop savoir à quoi bon vivre. Ce qui nous fait deux belles raisons de considérer notre existence comme absurde. Cette angoisse existentielle, disait il, devrait être notre constante interrogation et, pourtant, nous ne cessons de nous occuper l’esprit de telle façon que, surtout, on ne puisse jamais s’ennuyer suffisamment pour y penser. Pourquoi ? Parce que l’ennui est l’image même de ce temps absurde qui nous est donné à vivre. L’ensemble de ces activités frénétiques dans lesquelles nous tentons d’oublier cette profonde inquiétude, Pascal l’appellait « divertissement », agitation à laquelle il préfèrait ce qui, au contraire, nous ramène vers la nécessaire méditation sur la mort qui guette.
Si on y réfléchit trente secondes, une pratique telle que la course de dragsters pue tellement la mort que ça pourrait difficilement constituer un moyen de détourner notre esprit de l’angoisse existentielle. Au contraire : en calant cette course éclair entre deux points aussi proches l’un de l’autre, sans aucun autre obstacle que le temps à abattre et la ligne droite qui va du starter jusqu’à la ligne d’arrivée, on a avec cette discipline une métaphore complète de notre course en mode cannonball vers la mort. Comme la corrida, la course de drag est une métaphore de notre existence, réduite à sa plus simple expression, sans que rien, absolument rien, ne vienne détourner notre attention de l’essentiel. Le contraire, en somme, d’un divertissement.

Je vous avais promis de vous parler de Kacper Larski. C’est maintenant que ça se passe. Le petit hommage rendu au Defender que j’avais partagé il y a quelques jours était un peu trompeur. Très orienté « grands espaces », il aurait pu faire croire que ce réalisateur canadien était un metteur en scène de la vie au plein air. A vrai dire, en effet, Kacper Larski filme volontiers en extérieur. Mais son objet n’est pas exactement la nature. Ce serait plutôt la façon dont l’homme, dans une certaine solitude, affronte les éléments. Chez lui, la nature doit être entendue au sens large car pour l’être humain, le « milieu naturel », c’est aussi bien l’océan, la montagne, que le dédale du tracé des mégapoles ou les deux lignes parallèles d’un spot de run pour dragsters. Ce que Kasper Larski réussit à saisir, ce sont les vibrations des activités menées en tension entre la maîtrise et le lâcher-prise, l’électricité dans l’air quand le sport commence à jouer avec les nerfs, et que le spectateur oscille entre peur et admiration, entre la tentation de détourner le regard pour éviter le pire, et la fascination qui verrouille les yeux sur la catastrophe imminente, histoire de ne rien en rater, en mode pulsion scopique.
Comme quelques uns de ses contemporains, Larski a le sens du rythme. On le sentait déjà quand il œuvrait tranquillement pour Land Rover, on le perçoit plus nettement encore dans ce film qui rend, lui, hommage à cette Terre sacrée particulière qu’est la piste de drag, ces deux files noires comme la nuit, parcourues par un mélange de chrome, et de flammes. Unissant passé et présent, son Hallowed Ground monte les images d’archives en leur proposant en épousailles les plans saisis sur les courses contemporaines, entrevues comme un rituel dont les racines plongeraient dans les plus anciennes traditions populaires, celles qui convoquaient les pulsions de mort, la soif de destruction, l’attirance fondamentale pour la négation de tous les biens de ce monde pour mieux en montrer la vaniteuse fragilité, le caractère inessentiel. Car la course de dragsters a quelque chose de la messe noire, de l’obscure célébration de forces échappant, en fait, au contrôle de ceux-là même qui les mettent en branle, des célébrations clandestines, nécessairement hérétiques, dont les prêtres sont de véritables apprentis sorciers.
Dans son dantesque désordre, la course de dragsters est un rappel à l’ordre : le sacré n’est pas là où croit, et tout ce qui se s’apparente, de près ou de loin, à un combat mené pour accéder à une vie plus sereine, plus sécurisée, nous détourne en fait de ce qui constitue la trame réelle de nos existences perdues. Nous autres, êtres humains, n’avons rien à gagner à nous amputer des liens mystiques qui nous connectent avec notre nature profonde. Le dragster, entre autres expériences physiques se situant au-delà des notions de puissance ou de performance, par-delà tout ce qui peut faire l’objet d’une mesure, nous transporte brutalement dans la sphère mystérieuse du démesuré et de l’incommensurable, nous ramène, comme en une boucle infinie, là où Blaise Pacal situait l’homme : quelque part, en flottement, entre ces deux infinis que constituent l’infinitésimal, et le gigantesque.
Les photographies illustrant cet article sont, aussi, œuvre de Kacper Larski. Cet homme a, comme on dit, l’œil.