C’est un leitmotiv de ce blog, et une conviction profondément ancrée : l’univers automobile deviendra de plus en plus culturel, parce que l’objet physique, lui-même, va perdre du terrain et voir son importance relativisée par d’autres objets, d’autres pratiques, d’autres priorités aussi. Cette mise au ban de la bagnole ne signifie pas qu’elle file pied au plancher vers sa disparition. Au contraire : son hégémonie l’avait banalisée au point qu’on n’y prêtait plus attention, son omniprésence liquéfiait ce qu’elle avait pu avoir d’exceptionnel. La nécessité dans laquelle on se trouvait, tous, d’avoir à en posséder une, ou même plusieurs, d’en faire usage en permanence, d’être confronté à celles des autres, absolument partout, contribuait même à provoquer un sentiment de rejet, y compris parmi ceux qui confessent volontiers un goût parfois immodéré pour le bagnolisme de façon générale. On finissait par s’agacer de voir tant de monde confondre l’automobile avec l’habitat, effaçant peu à peu la mécanique au profit d’un agencement façon salon Stressless, expliquant super sérieusement que rien n’a de valeur si ça ne coûte pas un bras, que tout est lent si ça ne se déplace pas à plus de 300 km/h sans avoir à lever le petit doigt, n’évaluant plus l’automobile qu’à l’aulne du fric et de la performance, qui ne sont finalement qu’une seule et même chose.
Le fait que l’objet soit désormais moins évident, que son utilisation soit remise en question, critiquée voire même condamnée va avoir pour effet de lui redonner une place moins évidente. Et il n’y a que ceux chez qui l’automobile est devenue une simple mauvaise habitude, ou une idéologie (ce qui revient au même) pour le regretter : désormais, s’attacher à l’automobile relèvera d’un choix, d’une élection, et non d’une nécessité.

Ghosts
A un moment, dans Interstellar, Joseph Cooper parle à sa fille du dialogue qu’il a eu, au moment de devenir père, avec sa femme :
« « – Quand on vous a eu toi et ton frère, ta mère m’a dit un truc que j’ai jamais vraiment compris. Elle a dit : ‘Maintenant, notre rôle c’est, d’être des souvenirs pour eux deux.’ Aujourd’hui, je crois que je sais ce qu’elle voulait dire : dès qu’on est parents, on est le fantôme de l’avenir de ses enfants.«
C’est quand ils sont conscients de leur prochaine disparition que les objets tendent à devenir, déjà, des souvenirs. La bagnole se trouve aujourd’hui dans cette situation : sachant son avenir menacé, tendant à disparaître de ce que nous appelons communément « réalité », elle sait déjà qu’elle peut trouver refuge là où les êtres humains, qui l’ont créée, qui l’ont ensuite utilisée avant de ne plus en vouloir, placent ce qu’ils détruisent : leur mémoire. Et la mémoire des bonnes choses devient vite fantasme, quand elle filtre les souvenirs pour n’en garder que les éléments les plus satisfaisant, en les gonflant à l’hélium afin d’en faire des expériences mentales bigger than life.
Les fantômes de la bagnole seront plus puissants encore, dans leur immatérialité, que les modèles historiques, dont ils seront une relecture cuisinée à partir de leur substantifique moëlle, concentrée, raffinée, distillée, amplifiée pour atteindre des dimensions que seuls les espaces mentaux peuvent embrasser.
Quand Ash Thorp avait extrait des limbes du passé le fantôme de la Ferrari 512 Berlinetta Speciale, concept de 1969 tellement spectaculaire que les esprits n’avaient pas eu le temps d’en former un souvenir durable, recréant la créature sous la forme d’un nouveau concept, digital cette fois-ci, nommé Evinetta, on s’était dit que ce gars là avait saisi ce qui se trame actuellement dans l’historie de l’automobile. L’automobile est bannie du monde réel ? Peu importe, on lui en inventerait un nouveau, offert au mouvement permanent des mécaniques lancées à corps perdu sur des routes sans fin, consommant des ressources inépuisables, quand bien même elles ne seraient pas exactement renouvelables.
Tout indiquait déjà qu’Ash Thorp fait partie de ceux qui ont compris ce qui se joue dans l’univers bagnolistique, qu’il tire toutes les conséquences du mouvement désormais accéléré de l’Histoire, et construit patiemment un itinéraire bis pour l’automobile, une voie d’urgence qui permettra à celle-ci de survivre encore, un peu, là où l’humanité vit elle-même, la moitié de sa double-vie : la pensée. Ce monde, il se fait appeler, aussi, au choix, « virtualité », « imagination », « alter-réalité », « monde parallèle », « metaverse », tant de noms qui ne signifient en fait rien d’autre que ceci : l’être humain est cette créature qui vit à moitié dans la réalité physique, à moitié dans un monde immatériel, dont Platon avait déjà deviné l’existence, sous la forme d’un « monde intelligible », accessible seulement par la pensée). Ce que l’homme perd dans la matière, il le reconstruit et le développe dans l’univers de sa pensée. Evinetta était la forme visuelle des idées d’Ash Thorp, une passerelle sensible pour entrer directement dans sa pensée faite de travellings tendus vers des horizons infiniment repoussés plus loin, toujours plus loin, et au-delà encore.

Not of this world
Ces derniers jours, le même Ash Thorp, associé à Colorsponge (Carlos Pecino dans la vie « réelle »), précisait le fond de sa pensée dans une vidéo qui a tout l’air d’être une forme de manifeste. Make Haste Corp est le concept général qu’ils ont créé, dont cette vidéo est la forme physique. Précédée d’un teaser qui, déjà, tendait à suspendre la main droite des droitiers au-dessus de la souris, l’index gainé en lévitation au dessus du clic qui aurait permis de zapper, précisément pour ne surtout pas passer à la vidéo suivante, regrettant avant même d’en avoir atteint la fin, que cette vidéo soit si courte, le très court métrage inaugural installe un univers situé, comme les mythes, dans l’espace temps qui précède la création des univers. L’atelier de ces trois démiurges est une forge numérique dans laquelle ils attisent le feu digital pour mieux frapper les modèles 3D à grands coups d’outils sans doute empruntés, un instant, à Thor. Mjöllnir en main, ils sculptent le pixel pour en faire émerger la forme fantasmée qu’on appelait jadis « bagnole », et la mettent en mouvement dans un monde qui lui est propre, là où aucun programme politique ne viendra en troubler le développement.
Evidemment, personne ne roulera jamais dans ces engins inspirés du LM de Lamborghini, ou des Ferrari les plus saisissantes de l’histoire. Mais, en fait, entre vous et moi, vous en avez déjà vu un, en vrai, de LM ? Et vous avez déjà pu poser les fesses dans une 288 GTO ? Voila : ces machines sont, pour l’écrasante majeure partie des êtres humains, tout à fait virtuels ; au sens où ils n’existent que sous la forme d’images mentales et d’expériences imaginaires totalement fantasmées. Make Haste Corp ne trahit pas l’automobile. Au contraire, ces trois là mettent le doigt sur l’essence même du rapport que nous avons, toujours, entretenu avec les mythes automobiles : parce qu’ils sont sacrés, on ne peut pas les approcher, encore moins les toucher du doigt. En les plaçant dans un monde totalement virtuel, en les débarrassant de toute forme de concession avec ce que nous appelons le « réel », Ash Thorp et ses compagnons les révèle pour ce qu’ils sont : des objets manifestement venus d’un autre monde, dans lequel il les renvoie. Ce faisant, Ash Thorp, Colorsponge et Carlos Pecino réalisent pour de bon ces modèles, qui sont pour nous autant d’idoles enfin révélées.
Vous allez prendre un pied terrible à regarder ce qui suit. Et ce plaisir sera réel, puisque vous l’aurez vécu. Et vous allez voir, aussi, que cette interrogation sur ce qui appartient à la réalité, ou pas, ce film lui-même l’aborde, frontalement. Quand je vous disais que ces gars ont compris quelque chose…
On sous-estime toujours le réel, précisément parce qu’on le réduit au matériel. Il est temps de fertiliser le Désert du réel
Le film :
Le teaser :
Et un des éléments visuels que vous pourrez trouver en explorant les premières étincelles de cet univers à peine éclos, en suivant ce lien :