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In Art, Phautographie
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But no matter, the road is life
Jack Kerouac

Quand un grand photographe meurt, c’est un peu comme si toute l’humanité fermait les paupières, comme si elle perdait soudain quelques dixièmes aux deux yeux, comme si la lumière s’éteignait sur Terre. Si les photographies ne survivaient pas à leurs auteurs, nous deviendrions aveugles lorsque ces hommes et ces femmes qui sont nos yeux, disparaissent.

Depuis deux jours, alors que nous savons que Robert Frank, ce grand voyant, ne projette plus sur le monde cette lumière qui nous servait à y voir un peu mieux, nous regardons d’autant plus ses photos, et le monde qui s’y révèle. Et nous savons qu’après avoir été accompagnés par un tel éclaireur, nous pourrons mieux nous y retrouver dans le monde, y voir ce qui, sinon, serait demeuré inaperçu. Pour les urbains que nous sommes, regarder la rue par les yeux de l’une des figures les plus importantes de la street-photography, c’est un peu comme une initiation, ou une plongée vers la racine de notre propre regard : soudain, nous avons comment nous regardons le monde, et de nouvelles perspectives s’ouvrent, pour gagner encore en acuité visuelle.

C’est en explorant son oeuvre un peu au hasard, au fil des articles qui lui rendaient hommage, que je me suis rendu compte que, parce qu’ils photographiait le plus souvent en ville, les voitures étaient très souvent présentes dans le cadre. Rarement cibles principales du regard, elle sont là, dans le champ de vision, comme éléments significatifs de la vie telle que Robert Frank la saisit. La photographie est un processus de révélation, et si ce photographe est de ceux qui virent mieux que les autres comment les hommes vivent, il semble évident qu’il a repéré, et ce dès les années cinquante, qu’il consacre aux Américains, que la bagnole est inhérente à leur façon de vivre, qu’elle est ce qui donne une forme à une part non négligeable de leur existence. Elle accompagne celle-ci, elle la protège de la vue des autres, elle la transporte, recueille, dépose, elle l’abrite, elle l’expose aux éléments et aux regards, elle l’attend, l’embarque, accompagne ses enthousiasmes et ses appréhensions. Il y observe le monde défilant le long des vitrages latéraux, l’horizon irrémédiablement repoussé au loin par le pare-brise, la route transformée en poussière dans la lunette arrière. Il y regarde un film au beau milieu du drive-in, le bras posé en haut de la banquette, la main droite enlaçant l’épaule de celle qu’on rapproche de soi. Il l’emporte, enfin, pour son dernier voyage.

Angles de rues, grand-routes, cinémas en plein air, étendues d’herbes dévolues aux piques-niques dominicaux en famille nappe étendue devant la calandre chromée, terrains vagues, quartiers à moitié abandonnées, centre-villes effervescents, stations-services, usines, fêtes foraines, la voiture est partout à sa place parce que les lieux ont été conçus pour elle. Si c’est cela, l’habitat humain, il est naturel qu’en dressant le portrait des humains, Robert Frank ait saisi, dans son propre cadre, le fidèle serviteur qui en a dessiné le paysage.

On regarde une fois encore ces photographies, avec en tête cette certitude : c’est loin d’être la dernière fois. Déjà mille fois contemplées, les photographies de Robert Frank savent encore, comme des phares éclairant les bas-côtés dans la nuit, révéler des aspects du monde devant lesquels on était passé sans les voir. Ces derniers jours, quand on regardait les photos de Peter Lindbergh, on avait le sentiment que c’était pour la dernière fois. Parce qu’elles relevaient d’une fiction qui n’était que la mise en scène d’elles-mêmes, et qu’elles ne disaient rien du monde dans lequel elles émergeaient, elles étaient comme des rêves fugitifs, très bien détaillés, réalisés avec minuties, mais aveugles et sourds au réel à force de lui être indifférentes. Robert Frank, lui, ne pouvait pas être davantage immergé dans ce monde. La photographie, en ce temps là, était une affaire de bains. Avant que la plongée de la pellicule dans la chimie des bacs de labo, il y a cette autre immersion dans le monde, au milieu de ses semblables. C’est pourquoi les photographies de Robert Frank demeureront, durablement, un guide fiable pour nous autres, qui avons besoin d’un masque pour plonger dans le grand bain du monde.

Toutes les photographies sont, évidemment, prises par Robert Frank, sauf la première, qui est saisie par Brian Graham, depuis le siège passager d’une voiture conduite par Robert Frank. Le titre de cette photographie dit le reste : Robert Frank driving from Woodstock to New York City on Route 207 after a visit to Raoul Hague, Spring 1992. Tant qu’il y aura des écrans et des murs où accrocher ces photos, Robert Frank continuera de conduire ainsi, comme on zoome dans le paysage. Hors-champ, l’horizon continuera infiniment à s’ouvrir pour lui faire passage.

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