En 1987, alors qu’Alain-Emmanuel Perrin contactait Andrée Putman pour orchestrer l’hommage que la fondation Cartier – dont il est le fondateur – voulait rendre à la firme Ferrari, une question se posait : comment exposer des automobiles, qui plus est des bolides, statiques, alors que leur raison d’être est le mouvement, le bruit, la vitesse ? Mais Andrée Putman observait alors que, finalement, le problème était identique à celui qu’on rencontre quand on veut exposer des vêtements sur cintre : ils sont alors détachés de leur fonction première, celle-ci laissant la place à leur autre nature, dont on ne sait si elle est première ou seconde : la forme.
Trente ans plus tard, alors qu’entre temps l’institution a déménagé de Jouy-en-Josas à Paris intra-muros, la fondation Cartier semble avoir trouvé en proposant une nouvelle exposition, intitulée Autophoto, une solution à cette question, en célébrant l’anniversaire de l’exposition Ferrari, tout en décalant un peu la proposition : il ne s’agit plus de faire entrer les automobiles dans le lieu d’exposition, mais d’y inviter l’art qui, pour ainsi dire, est né et s’est développé dans la même période que la bagnole : la photographie. Il ne faut sans doute pas voir là une remise en question ou un regret d’avoir exposé les autos elles-mêmes, ça fait un moment que la voiture est reconnue comme objet d’art à part entière, c’est à dire comme une catégorie en soi de l’expérience artistique, comme le sont la peinture, le cinéma, comme le devient le jeu vidéo. Alors qu’on le questionnait sur l’opportunité de rendre hommage à Ferrari dans un lieu réservé à l’art contemporain, Perrin répondait « Tu sais qui c’est Ferrari ? C’est le plus grand artiste du XXe siècle ! ». Mais peut-être que la mise en scène imaginée dans les années 80 par Andrée Putman serait aujourd’hui difficile à dépasser, tant elle était vaste (l’exposition utilisait pleinement les espaces extérieurs de l’ancienne fondation), et un peu osée (certains modèles étaient placés sur des plateformes suspendues à d’immenses ballons gonflés à l’helium, ce qui leur permettait de décoller par instant et de demeurer, ainsi, suspendus dans les airs avant de revenir sur le gazon), tant elle était, aussi, placée sous les auspices étranges et paradoxaux du Long term parking d’Arman construit (ou plutôt coulé) là en 1982, bloquant pour de bon 56 épaves de voitures dans le béton, échappant de peu à la menace d’une compression de César, cet autre grand artiste du Nouveau Réalisme, menace pourtant proche, puisque l’oeuvre d’Arman côtoie L’Hommage à Eiffel de César, immense tissage constitué de poutrelles issues de la Tour Eiffel, soudées ensemble pour former une gigantesque voile. C’est donc sous le regard d’une oeuvre qui est un mélange d’ode à la nature artistique de la voiture, et de célébration de sa destruction que se tenait la désormais mythique exposition Ferrari. Difficile de mettre en scène aujourd’hui plus intelligemment encore la double nature de l’auto : objet pratique et oeuvre d’art tout à la fois.
Pourtant, à partir du 20 avril, trente ans plus tard, l’union de l’art et de la bagnole va de nouveau être célébrée dans les murs que Jean Nouvel a conçus pour la nouvelle Fondation Cartier. Mais ce sont donc des photographies qui seront exposées. Pourquoi ? Sans doute parce que, mieux que le cinéma, la photographie parvient à rendre compte de ce qu’est l’automobile. Peut-être parce que celle-ci, en réponse, permet de révéler la nature profonde de la photographie.
On voudrait spontanément privilégier le cinéma ou la vidéo, et pourtant nous savons tous combien, sans mise en scène très artificielle, l’image en mouvement peine, à elle seule, à restituer la vitesse, le déplacement, la puissance des véhicules (en dehors, sans doute, du train, qui est bien plus cinégénique que la voiture). Le célèbre court métrage de Claude Lelouch, C’était un rendez-vous, qui saisi sur le vif la traversée de Paris à grande vitesse est à ce titre emblématique : on l’aime parce qu’il est touchant, mais il est en réalité assez déceptif, l’impression de vitesse étant finalement assez faible, et entretenue par une bande son qui n’est pas celle qui a été enregistrée lors du trajet qu’on voit défiler sur l’écran : le tournage a été effectué avec une Mercedes, et c’est sur une Ferrari qu’on a enregistré le son. Et à vrai dire, ça se sent.
La photographie, elle, est la saisie d’un instant dont on sait qu’il ne se suffit pas à lui même. Alors cet instant convoque, concentre en lui tout ce qui, en fait, l’a débordé; tout ce qui l’a précédé, tout ce qui le suivra. Ainsi, parce que tout arrêt sur image suppose le mouvement dans lequel il a été saisi, dont il a été extrait, il y a une présence naturelle du mouvement dans la photo, qui est le plus souvent absente, ou décevante au cinéma. Photographier l’automobile, c’est saisir une puissance, une possibilité de mouvement, quelque chose qui pourrait être, qui est déjà là d’une certaine manière, tout comme filmer un quai de gare, c’est déjà filmer le départ, ou l’arrivée, la possibilité de quelque chose d’autre. Photographier le paysage depuis l’intérieur d’une automobile en mouvement, c’est aussi charger l’image d’un contenu qui ne s’y voit pas, qui s’y devine dans le flou de ce qui défile au-delà des vitres, alors qu’on est protégé de ce flot par le pare-brise, qui est autant écran que fenêtre. Photographier les lieux dans lesquels les automobiles furent créées, dans lesquels elles sont maintenant assemblées, c’est aussi documenter le passage d’une époque à une autre, d’un monde du travail humain à un univers dépeuplé, déshumanisé, dont on se demande si les robots qu’on y voit produire les voitures seront ensuite ceux qui iront les acheter et les conduire. Pour toutes ces raisons, et sans doute pour bien d’autres encore, l’exposition AutoPhoto, dont le vernissage aura lieu le 26 avril 2017, sera sans doute une expérience importante pour tous ceux qui s’intéressent à l’objet singulier qu’est l’automobile. Comme personne ne l’a encore vue, tout ce qu’on peut faire pour le moment, c’est un peu comme à l’annonce d’un nouveau salon de l’auto, rêver en lisant les noms de ceux qui seront exposés :
ROBERT ADAMS • EVE ARNOLD • BERNARD ASSET • ÉRIC AUPOL THEO BAART ET CARY MARKERINK • SUE BARR • VALÉRIE BELIN MARTIN BOGREN • NICOLAS BOUVIER • DAVID BRADFORD BRASSAÏ • ALAIN BUBLEX • EDWARD BURTYNSKY • ANDREW BUSH RONNI CAMPANA • GILLES CARON • ALEJANDRO CARTAGENA KURT CAVIEZEL • PHILIPPE CHANCEL • LARRY CLARK • LANGDON CLAY STÉPHANE COUTURIER • BRUCE DAVIDSON • JEAN DEPARA RAYMOND DEPARDON • JOHN DIVOLA • ROBERT DOISNEAU WILLIAM EGGLESTON • ELLIOTT ERWITT • WALKER EVANS BARRY FEINSTEIN • PIERRE DE FENOŸL • ALAIN FLEISCHER ROBERT FRANK • LEE FRIEDLANDER • BERNHARD FUCHS PAOLO GASPARINI • ÓSCAR FERNANDO GÓMEZ • JEFF GUESS ANDREAS GURSKY • FERNANDO GUTIÉRREZ • JACQUELINE HASSINK ANTHONY HERNANDEZ • YASUHIRO ISHIMOTO • PETER KEETMAN SEYDOU KEÏTA • GERMAINE KRULL • SEIJI KURATA • JUSTINE KURLAND JACQUES HENRI LARTIGUE • O. WINSTON LINK • PETER LIPPMANN MARCOS LÓPEZ • ALEX MACLEAN • ELLA MAILLART • MAN RAY MARY ELLEN MARK • ARWED MESSMER • RAY K. METZKER SYLVIE MEUNIER ET PATRICK TOURNEBOEUF • JOEL MEYEROWITZ KAY MICHALAK ET SVEN VÖLKER • ÓSCAR MONZÓN BASILE MOOKHERJEE • DAIDO MORIYAMA • PATRICK NAGATANI ARNOLD ODERMATT • CATHERINE OPIE • TRENT PARKE • MARTIN PARR MATEO PÉREZ • JEAN PIGOZZI • BERNARD PLOSSU • MATTHEW PORTER EDWARD QUINN • BILL RAUHAUSER • ROSÂNGELA RENNÓ LUCIANO RIGOLINI • MIGUEL RIO BRANCO • ED RUSCHA • SORY SANLÉ HANS-CHRISTIAN SCHINK • ANTOINE SCHNEK • STEPHEN SHORE MALICK SIDIBÉ • GUIDO SIGRISTE • RAGHUBIR SINGH MELLE SMETS ET JOOST VAN ONNA • JULES SPINATSCH DENNIS STOCK • HIROSHI SUGIMOTO • JUERGEN TELLER TENDANCE FLOUE • THIERRY VERNET • WEEGEE • HENRY WESSEL ALAIN WILLAUME
Inutile de dire qu’on attend avec tout autant d’impatience le catalogue de l’exposition.
Pour une présentation de l’exposition, avant que celle-ci soit inaugurée : Le document pdf, programme de l’exposition
Illustration : Jacques Henri Lartigue, Grand Prix de l’ACF, Automobile Delage, Circuit de Dieppe, 26 juin 1912. Tirage moderne, 30 x 40 cm. © Ministère de la Culture – France / AAJHL © Jacques Henri Lartigue.