Simple, basique, chose publique

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Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve
Friedrich Hölderlin

Désirer, ce n’est rien d’autre finalement qu’entretenir la distance qui nous sépare de ce qui nous attire. Il est bon dès lors, parfois, de laisser cet obscur objet du désir prendre un peu le large, de s’en séparer un moment pour mieux repartir à la quête de cette inaccessible étoile.

La bagnole ne fait pas exception. Lâcher un peu la bride à l’actualité, ne plus surveiller les réseaux sociaux pendant un moment, ne plus être à l’affût du moindre semblant d’information, demeurer indifférent aux micro événements dont on fait d’habitude la « sensation de l’année » permet de voir ensuite les choses un peu différemment. On ne prétendra pas y voir plus clair, ni être devenu plus lucide que les autres. Mais on voit, simplement, les choses autrement.

Il y a quelques mois, je me suis arrêté au beau milieu de la rédaction d’un article intitulé Simples d‘esprits, qui devait s’intéresser à la petite vague de propositions automobiles visant à simplifier l’objet roulant, à le réduire au strict nécessaire, à le débarrasser de tout ce qui, d’habitude, définit ce qu’un constructeur est censé proposer à sa clientèle pour ne garder que l’essentiel : quatre roues, un système de propulsion, des batteries, une prise, un volant, deux pédales, deux sièges. Exit tout le reste. Soudain, on avait l’impression que le buggy était l’avenir de l’automobilisme, et on ne parlait plus qu’en termes de sobriété, de résilience, de modestie consumériste. Comme s’il fallait rentrer dans un ordre religieux prônant une très stricte disette, et faire pénitence pour expier tous nos péchés. Citroën Oli, Dacia Manifesto, mais aussi La Bagnole de KG Auto, semblaient avancer en pionnières dans le Monde d’après. Même la division M de BMW y allait de son buggy sur vitaminé, gravissant sauvagement Tal Moreeb, cette dune de sable plantée en Arabie Saoudite comme un bac à sable qu’on aurait édifié pour satisfaire le fantasme mécanique consistant à atteindre sa ligne de crête dans un déferlement de bruit et de fureur, tout ça dans un contraste un poil saisissant avec les très hypothétiques recommandations d’un tout aussi incertain Être Suprême dont on ne cesse, au pied de la dune et dans tout le pays de prononcer le nom, en vain.

Un instant, je me suis dit que c’était peut-être ça, l’avenir. Mais le simple fait qu’une publicité BMW puisse chanter les louanges du retour à la simplicité et, donc, de la décroissance, constituait un indice suffisant du leurre dont j’étais, le temps d’une campagne publicitaire, la cible consentante.

Je ne parvenais pas à achever l’article, oscillant entre l’espoir de renouveau suscité par l’apparition de ces propositions apparemment fraîches, et l’ironie que pouvait aussi susciter la soudaine conversion de l’Occident1 à la sobriété, alors même qu’en réalité nous continuons évidemment à nous tailler la plus belle part dans le gâteau des ressources dont dispose l’humanité, et nous comptons bien continuer à vivre très, très confortablement, nous avons manifestement l’intention de faire la promotion de ce style de vie, faisant même de celui-ci un modèle à suivre, dans la parfaite conscience du fait qu’il est en réalité absolument hors de question que le reste de l’humanité puisse bénéficier d’un confort semblable. Nous sommes comme tous les conseilleurs : nous ne sommes pas les payeurs. Toute publicité prônant les valeurs de la décroissance, de la déconsommation et de la frugalité est produite par un groupe industriel qui n’a de cesse, lui, d’engranger les bénéfices et de permettre à ses actionnaires de bénéficier d’une puissance économique encore accrue. Les leçons que nous donnons au monde, nous ne nous les appliquons évidemment pas.

La preuve ? Aujourd’hui, la plus simple des automobiles produite et vendue sur le sol français, qui pourrait être une nouvelle voiture du peuple, la bagnole de ceux qui ne peuvent pas avoir de bagnole, est devenue la coqueluche des familles aisées souhaitant offrir à leur progéniture, avant même l’âge du permis, une première voiture. L’AMI se retrouve sur les parkings et aux alentours des lycées privés des villes de province, acquise comme énième voiture de la famille, disponible pour que les ados puissent aller en cours, boire un verre, se faire une toile sans que les parents aient à les déplacer eux-mêmes ou s’inquiéter de les savoir se déplaçant en scooter. Il faut bénéficier d’une assise économique forte pour partir à l’aventure avec, pour seules armes, sa bite et son couteau. Les plus modestes, eux, ont besoin d’un peu plus de garanties, car ils n’ont rien d’autre dans la vie, pas de plan B épargne quoi que ce soit. Personne ne partira en vacances en AMI. C’est une voiture de plus qui s’offre à la consommation, qui s’additionnera à toutes celles qui se vendent déjà. Et pour les clients aisés qui se l’offrent, sa conduire est un acte assez similaire à celui consistant, pour les enfants qui ont un jardin personnel dans lequel jouer, à demander aux parents trois manches à balai et deux couvertures pour s’en faire un abri dans lequel ils prétendront dormir une nuit, jusqu’à l’heure où la fraicheur leur commandera de rentrer dans la maison et rejoindre leur chambre pour s’y glisser sous la chaleur réconfortante de leur couette.

En réalité, je flairais une forme d’indécence dans la modestie apparente de ces propositions. Et je devançais sans doute un peu le goût un peu amer que m’a laissé le concept 4ever Trophy, qui fleurait bon la supercherie, tant esthétique que commerciale, faisant passer pour vertueuse l’idée de fabriquer de nouvelles voitures pour rendre le monde plus propre alors qu’il vaudrait bien mieux qu’on entretienne ce qui reste de 4L originelles sur Terre pour les faire rouler encore une centaine d’années, le temps qu’on réfléchisse un peu et qu’on décide pour de bon dans quelle direction nous voulons collectivement aller. Parce que la résurrection coûteuse de modèles jadis populaires ne nous mènera nulle part.

Le film réalisé par Luke Huxham pour la division Moyen Orient de BMW, mettant en scène le prototype que j’évoquais précédemment, a permis de me mettre définitivement les point sur les i. Le pitch est simple : Madelyne Cline, connue comme mannequin et comédienne, customisée jusqu’à l’orthographe de son prénom, attend en bordure de désert que son chauffeur passe la prendre. Surgit alors de nulle part, dans une débauche de dérives des quatres roues sur lesquelles il évolue, un engin tout droit sorti du championnat Extreme E. Autour d’eux, des BMW X5 roulent sur deux de leurs quatre roues motrices, plagiant le beau clip de Romain Gavras réalisé pour le tout aussi beau titre de M.I.A., Bad Girls2.

Si on voulait se rafraîchir un peu les idées, on pourrait trouver l’antithèse de ce spot dans le court métrage intitulé Ayaan, réalisé par Alies Sluiter, cinéaste en devenir et compositrice accomplie qui mérite, manifestement, d’être suivie de près. Le pitch de son film pourrait être assez proche de celui de Dune Taxi : une femme a besoin, elle aussi, qu’une voiture la prenne en charge. Mais ici il ne s’agit pas d’un trajet d’agrément : clandestine, son très jeune enfant dans les bras elle avance, méfiante, prudente, comme le font tous ceux qui savent que chaque pas, chaque rencontre ou même le simple fait de n’être qu’entrevue de loin peut donner lieu à une dénonciation, une arrestation, une reconduite à la frontière pour un retour simple vers un pays dont elle, comme tant d’autres, sait très bien qu’il ne pourra jamais être son « chez elle », soit parce que ça ne l’a jamais été ; soit parce que rien n’y sera plus comme ça avait, jadis, été. L’Australie est une de ces terres promises vers lesquelles s’élancent dans des dangers maritimes que personne, parmi ceux qui ont le choix de le faire ou ne pas le faire, n’aimerait affronter, ceux qui justement, n’ont pas ce choix. Comme aux frontières que la France partage avec l’Italie, comme sur les rives de Lampedusa, comme aux alentours de Calais, errent là-bas ces êtres humains en exil, parfaitement conscients de n’avoir aucun droit à se trouver sur ce seul sol où leur vie pourrait encore porter dignement le nom de « vie », trompant les forces de police qui ont pour mission de les expulser ; ces gens là ont connu bien des dangers, flirté avec la mort, dont ils ont parfois côtoyé de très près, sans le savoir, une des toutes prochaines victimes, voisin d’esquif, partenaire d’enfer sur mer pour tous ceux qui se lancent sur l’eau, alors qu’ils ne savent pas nager. Parce que toute destination est pour eux un Pays où on n’arrive jamais, chaque rencontre, chaque parole prononcée, pire encore, chaque accident est la cause potentielle d’un retour qui serait un arrêt de mort. Car vivre une vie qui ne mérite pas de porter ce nom, c’est être déjà mort. Dans une telle nécessité de déplacer son propre corps là où celui-ci peut avoir encore un espoir de vivre, les moyens de passer d’un point A devenu trop précaire à un point B potentiellement plus sûr sont des enjeux cruciaux. La voiture n’est pas seulement, ni prioritairement un objet qu’on montre sous les angles les plus avantageux sur les pages de publicité ou au feu rouge ; c’est parfois une question de vie ou de mort, un radeau de survie, un Deus ex machina. Et si parfois elle est tout ça, c’est qu’essentiellement, elle n’est que ça. Et peu importe alors que l’écran tactile installé sur la console centrale propose des noirs profonds et une réactivité quasi instantanée. Le manque de confort n’est pas toujours une histoire qu’on se raconte. Pour certains, elle relève d’une telle quotidienneté qu’ils ne la remarquent même plus.

Pour ceux-là, l’automobile est moins un plaisir qu’une nécessité. Un conducteur peut devenir le sauveteur inespéré, le chauffeur entre les mains duquel on placera ce mince espoir de survie qui reste encore, cette fragile possibilité de transmettre à ses descendants une autre vie que celle qu’on a subie. Pas besoin pour ça d’une Audi A8 pilotée par Jason Statham. Quatre roues hissant à hauteur suffisante une caisse rudimentaire dans laquelle on a fixé des sièges suffiront pour procurer cette promesse d’un ailleurs qui se loge, totalement, dans l’ici que forme l’espace clos d’un habitacle. Devenue loisir discutable pour le plus grand nombre, la voiture est, à la racine, ce qui ouvre la voie et sauve la vie de ceux dont la vie ne tient qu’au fait qu’on la défende.

Le Land Rover Defender est ce qui, sur quatre roues, se rapproche le plus d’un camp de réfugiés. Une oasis au milieu d’une planète aride, un refuge, un radeau sur lequel les fameux survivants de la Méduse, précurseurs involontaires des drames contemporains que vivent ceux que nous appelons « migrants ». La lumière à l’horizon pour ceux qui espèrent qu’un Dieu quelque part au-dessus des nuages soit sensible à leur sort, décrétant qu’ils ont assez souffert pour une vie entière et qu’il est temps que les vents leurs soient favorables ; Qu’on leur envoie donc un véhicule à la hauteur de leur exode ! Et le Defender fut.

Regard apeuré blotti dans les buissons tellement secs que leur feuillage maigre n’offre aucune protection face au soleil, ennemi objectif, et contre les regards, ennemis subjectifs. Une fois découverte, c’est comme si l’existence déjà si difficile devait, en plus, se jouer à pile ou face. La chance, c’est probablement pour cette femme de se retrouver nez à nez avec un des descendants de ceux qui firent les frais d’une migration qui, parce qu’elle fut couronnée de succès, désigna ses ancêtres comme indésirables sur leur propre terre. Il y a des solidarités qui plongent leurs racines au-delà de ce que la mémoire se sait porteuse, des revanches sur le sort qui consistent moins à sauver sa peau qu’à permettre à d’autres de passer entre les mailles du filet.

Le cavalier et sa monture. L’homme et la machine. Le marin et le canot de sauvetage. Le chauffeur et sa voiture. Sur une île grande comme un continent, il y a des distances entre soi et le danger qui ne peuvent se parcourir à pieds. Tous les sauvetages de ce genre suivent la même procédure. Décrocher du côté de la selle la gourde, chercher dans la soute du Land Rover la bouteille d’eau et donner à boire ; échanger les quelques mots essentiels en étant suffisamment précautionneux pour ne pas demander ce qu’on ne veut pas savoir, et ne pas dire ce qui pourrait empêcher le sauvetage, puis emmener en lieu sûr. Et plutôt que porter, trans-porter. Alies Sluiter met en scène le Defender dans tous les registres qui font de cet engin l’automobile originelle, le chainon manquant entre le chariot et le rover explorant la surface de Mars. Les Tesla de toutes sortes, les Mercedes de toutes tailles les Peugeot, populaires ou premium, les ribambelles d’Audi, d’Alfa Romeo de Dodge, Porsche ou Ferrari sont, à côté, des détails de l’histoire.

Parce qu’un Defender est tout ce qu’une automobile doit être.

Capacité de transport, on y trouve le nécessaire pour sauver la vie là où la vie se trouve mise en péril. Si, ici, le Land Rover est garé là où on crève de soif et de fatigue, on le trouve aussi partout où la vie est en péril : là où ça crame, là où ça inonde, là où ça tire, où ça explose, où on a faim à en manger les animaux domestiques, dernier seuil au-delà duquel on regarde son semblable avec, qu’on le veuille ou non, de l’appétit, là où la Terre tremble, là où ça s’effondre, où ça ensevelit, là où il faut transporter les corps après avoir transporté les troupes. Dessiné comme un container, on peut charger derrière son conducteur ce genre de marchandise qui n’a plus de valeur marchande tant elle est vitale.

Mais il est aussi voiture. Unique modèle avec son proche cousin, le Toy LandCruiser, qui propose d’installer ses passagers de profil, le dos collé à la paroi, le dos à la verticale, sur une banquette ou sur des strapontins, au mépris du danger parce que là où on l’envoi, le péril est toujours plus grand à l’extérieur qu’il ne l’est danss l’habitacle. On y embarque plutôt qu’on ne s’y installe. Peu importe que devant le capot se trouve une bande goudronnée, un chemin creusé dans la caillasse, une piste vaguement frayée par une poignée de prédécesseurs montés sur roues ou une plaine encore vierge de toute trace de pneu, un champ de lave refroidi, un amoncellement de rochers, une rivière débordant de son lit ou un marécage, cet engin ouvre la voie, écrase les reliefs, aplani les irrégularités du terrain, il trace sa propre voie, faisant de son nom, « voiture », ce qui désigne un mode d’action plutôt qu’un objet. Voiturer, c’est percer des voies dans le paysage, rendre le monde propre au voyage.

Et si jamais les éléments arrêtent son évolution, il demeure refuge, habitat modeste et un peu froid, mais protecteur quand même, contre la pluie, contre le feu, contre les bêtes sauvages évidemment mais aussi contre les bêtes civilisées, contre ce que Laurence Coly, dans le Saint Omer d’Alice Diop nomme sobrement « la malveillance ». Dans l’habitacle vitré du Defender, l’héroïne d’Ayaan échappe au regard des autorités parce qu’elle est du bon côté du pare-brise. Elle est aux premières loges pour assister à l’arrêt net de la trajectoire des ses proches. Sortis du pickup des garde-côtes, redevenus piétons, on les met à genoux avant de les embarquer. Les parois d’aluminium du Defender, aussi fines que l’enveloppe externe de l’ISS, suffisent à faire d’une femme et son enfant des miraculés. Le vitrage, le rétroviseur deviennent, comme dans tout habitacle, les écrans sur lesquels se projette la catastrophe qui se joue, dehors.

Mais pour tout automobiliste, dès lors, la tragédie consiste à être transporté là où les autres ne le sont pas, à se mettre à l’abri des dangers qui, au-delà de la vitre latérale, frappent ceux qui sont sans refuge, à les regarder périr, si proche, et si loin déjà, lapins gesticulant dans le faisceau des phares avant de disparaître hors champ pour resurgir dans le rétro avant de disparaître comme en fondu enchaîné dans l’oubli de la route déjà parcourue, bientôt hors de portée. Un petit coup de frein pour allumer les stops et les voir apparaître une dernière fois, puis d’un coup d’accélérateur les effacer tout à fait. L’automobile est un théâtre qui nous met aux premières loges pour assister à ce spectacle qu’évoquait Lucrèce : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. » Ce n’est pas du sadisme, c’est juste du soulagement. Une automobile a toujours été un objet jouant avec la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, de l’opposition entre les passagers et les passants, du croisement des regards entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent. On ne peut pas être en même temps dedans, et dehors.

Fabriquer, acheter et rouler dans des voitures trop modestes pour nos moyens, c’est vouloir être en même temps des deux côtés du vitrage, se regarder soi-même disparaître dans le péril, faire partie, simultanément, des victimes et de ceux qui s’en sortent, c’est se donner à bon compte l’impression de faire partie de ceux qui sombrent, tout en restant au sec, se faire appeler Rose tout en répondant au prénom de Jack, faire du vélo avec les roulettes sur les côtés, du trapèze avec un filet et un câble de retenue, grimper en tête, mais après qu’un autre ait ouvert la voie.

Il y a des véhicules réellement réduits à l’essentiel. Et il y a des des voitures qui font semblant d’appartenir à cette catégorie. La distinction entre les deux est assez simple : les premiers existent déjà tandis qu’on cherche encore à concevoir les seconds. Le client potentiel d’une Citroën OLI pourrait tout à fait se contenter de rouler en Xsara d’occase. Mieux vaudrait, plutôt qu’un hypothétique buggy Dacia, acheter une Logan MCV et en faire son camp de base. Le bilan écologique ne serait pas plus désastreux, puisque ça éviterait de construire une nouvelle voiture. Comment sait-on qu’on a raison ? Partout dans le monde, là où l’urgence exige qu’on s’équipe là, tout de suite, d’une bagnole dont on soit sûr qu’elle portera secours, c’est vers d’antédiluviens modèles qu’on se tourne, parce qu’ils sont éprouvés, parce que tout le monde en maîtrise la mécanique simple, l’absence d’informatique, et tout le monde en connaît la solidité à toute épreuve et, au pire, la réparabilité.

Ne faisons pas les choses dans le désordre : si on veut être véritablement décroissants, il faut accepter qu’on ne consomme quasiment plus, si ce n’est en cas d’absolue nécessité. Aucun constructeur ne peut vouloir cela car il n’y aurait aucun sens à produire ce qui n’est pas ensuite consommé. Oli et compagnie évoluent dans un monde qui n’existe pas, un univers dans lequel ils seraient choisis par un Etat planificateur comme unique modèle mis à disposition du peuple pour les 40 ans qui viennent. Le milieu naturel de ces concepts se situe au-delà d’une révolution politique qui mettrait fin au monde tel que nous le connaissons. Le meilleur concept, choisi par les représentants du peuple, serait alors l’expérience automobile universelle, le moyen de transport individuel et collectif tout à la fois, celui à bord duquel se forgeraient des souvenirs partagés, une culture patiemment construite à partir des milliers d’expériences d’abord vécues dans son coin puis partagées avec les autres, qui s’y reconnaitraient au lieu d’y voir des histoires étrangères à soi-même. Le contraire, en somme, de soi-disant singularités exposées sur Instagram. Un modèle véritablement populaire ne peut exister qu’à la condition d’être concrètement mis à disposition du premier venu, identique à ce que le second venu se verra proposer, quelques mètres plus loin, dans la même rue. Alors, et alors seulement, on pourra indifféremment et simultanément se trouver de chaque côté du pare-brise, voir et être vu, partager la galère des autres en connaissance de cause et savoir quoi faire, ensemble, pour y mettre fin.

La voiture du monde d’après est nécessairement un objet aussi banal qu’un Opinel ou un tournevis, quelque chose qui pourrait résister à l’usage, sauver la vie quand elle doit l’être ou simplement accompagner les existences à mesure que celles-ci ont besoin de se déplacer. Elle se doit d’être un objet du commun comme Jean Dubuffet parlait « d’homme du commun », une chose publique, qui rendrait l’appropriation inutile, une voiture républicaine en laquelle chacun serait heureux de se reconnaître comme l’égal de l’autre, et non comme son supérieur ou son concurrent. Une voiture universelle pour que, où qu’on se trouve, on puisse trouver quelqu’un qui sache la réparer, une imprimante 3D pour en remplacer les pièces quand elles auront rendu l’âme, en téléchargeant des fichiers appartenant, évidemment, au domaine public. Une voiture comme une autre, pour tous, dans laquelle le covoiturage sera naturel puisque chacun y accueillera l’autre, aucune automobile n’appartenant à qui que ce soit en particulier. Une voiture du peuple simple, basique. Le Defender mis en scène par Alies Sluiter est un véhicule de ce genre : propriété de l’Etat, conduite par un agent de celui-ci, c’est un bien commun mis au service, pour une fois de ceux qui ne relèvent pas du droit de cet Etat. Peu importe : on tient là le modèle de la voiture populaire, puisque c’est le peuple qui en à l’usage. Une voiture en somme, républicaine.


1 – Nous pouvons considérer que l’Occident, industriellement et économiquement, c’est le monde entier, bien sûr.
2 – La référence est tellement incontournable que Luke Huxham, le réalisateur de ce micro-film, a proposé un Director’s cut de ce spot dont l’ouverture cite directement Bad Girls, dans le remix qu’en a concocté Surkin (et le simple fait que sur un tel spot le réalisateur en soit réduit à proposer sa propre version en dit long sur l’ambiance qui devait régner dans la production).

4 Comments

    • Je sais pas trop quoi en penser. On a acheté, cette année, un fourgon aménagé. Ca va faire l’objet d’un article un de ces jours, mais c’est un type de véhicule pour lequel la question de la recharge via panneaux solaires se pose depuis des années déjà. Et quand je vois la surface qu’il faut pour parvenir, et uniquement par beau temps, à recharger les batteries, je m’interroge un peu sur la faisabilité pour une automobile qui dispose de moins de surface de charge, en raison de sa taille, et dont le fonctionnement mécanique est lié à cette possibilité de charger via le soleil (ce qui n’est pas le cas des fourgons aménagés, dont la batterie du porteur est chargée par un alternateur classique).

      Bref, je dois avouer que je n’ai jamais tellement cru à cette option, même si ça vaut le coup de faire des recherches dans ce domaine bien sûr !

  1. Oui, l’intérêt des panneaux solaires est limité, mais ca ne pouvait qu’ajouter un peu d’autonomie.

    J’y voyais surtout certaines caractéristiques intéressantes (dans l’esprit de ce que tu écris) : la carrosserie du monospace est la plus rationnelle, la charge bidirectionnelle était intégrée d’office et surtout la voiture devait être livrée avec un manuel de réparation (https://www.youtube.com/watch?v=9_5Xo8ZAtnY) !

    • Je ne connaissais pas tous les détails de ce projet, et tu le vends bien ! Il y a là en effet des idées qui me semblent prometteuses d’avenir, des choses qui pourraient même s’imposer un jour ou l’autre. L’idée de la réparabilité à la maison, en particulier, me paraît relever du bon sens, et c’est pour cette raison que j’en ai tant fait sur l’AMI, et que j’espère voir cette frange de l’univers automobile se développer : c’est la porte encore ouverte au bricolage. Merci, du coup, pour ce partage !

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