« Don’t open your eyes, take it from me
I have found, you can find happiness in slavery »
Nine Inch Nails; Happiness in slavery
Paraîtrait-il qu’il y a en nous comme un appétit pour la destruction. Paraîtrait-il aussi que cette tendance lourdaude aurait été anéantie par le développement incontrôlé d’une espèce de raffinement précieusement ridicule. Pour le meilleur ? Ca dépend de la définition qu’on en donne. Disons que le meilleur vient rarement seul : aux repas de famille, il se présente toujours accompagné du pire. Il faut dire que, bon gré mal gré, c’est à lui qu’il est marié.
C’est là que réside une des bonnes questions qu’on n’aborde que rarement quand il s’agit d’automobile : qu’est-ce que prendre soin de ses affaires ? Comment on fait pour que nos bagnoles restent au meilleur de leur forme ? On comprend bien la nécessité d’être aux petits soins d’une mécanique de très haute précision, ou de faire durer le plus longtemps possible l’investissement onéreux que constitue une voiture destinée à déplacer la petite famille au quotidien : il s’agit de faire en sorte que l’objet corresponde durablement à sa définition initiale, de le conserver tel qu’il doit être pour assurer sa mission le plus longtemps possible, soit parce qu’il est pratique, soit parce qu’il est beau. Que la carrosserie brille des mille feux dont elle scintillait au cœur de la salle de réception originelle, dans la concession où elle vit le jour, que les plastiques intérieurs gardent toute leur souplesse, que rien ne craque, que tout étincelle, que les surfaces piano black rutilent sous les éclairages d’ambiance, que la moquette du coffre soit exempte de toute présence de poils canins, qu’aucune éraflure ne souille le seuil des portes, que la sellerie soit telle qu’au premier jour, que tout sente le comme neuf, le comme pur, l’intouché, le comme vierge de tout usage. Car c’est ainsi qu’était l’objet à l’origine.
Soit.
Mais qu’en est-il des objets destinés à être maltraités ?

BAM !
Dans quel état est censée être une perceuse à percussion ? Et un marteau piqueur ? Et une ponceuse, une défonceuse, une emboutisseuse ? Le Bulldozer, on doit le passer au Karcher chaque soir ? Et le Karcher, on l’essuie après usage avant de le ranger, tout sec, dans son carton d’origine ? Ou bien on considère que la poussière est la véritable peinture des machines destinées à être utilisées en environnement salissant ? En fait, les outils sont faits pour se fondre dans le décor pour lequel ils ont été conçus, pour être marqués par l’usage. Leur surface doit être marquée par la trace des mains qui les ont saisis, des doigts qui les ont empoignés. Les gâchettes, boutons, curseurs qui permettent de les contrôler doivent être pour les uns arrachés, pour d’autres explosés, certains mettant à nu les diodes qui les éclairent, les fils qui les connectent au reste de l’outil. Sur leur carrosserie on devine qu’ils ont été lâchés au sol plutôt que posés, on lit l’absence de délicatesse dans le plastique fêlé, dans les parties raccommodées à la colle, au scotch texturé. Ils transpirent l’huile qu’ils boivent au goulot, ils l’exsudent par toutes les brèches de leur corps meurtri, badigeonnant les doigts qui les manipulent, les phalanges maculant à leur tour les surfaces crasseuses d’empreintes digitales qui semblent carrément gravées dans la carrosserie.
La vie est salissante, et tout l’univers automobile n’a pas à se mettre au diapason des habitacles déguisés en bar lounge ou en bloc opératoire aseptisé. Et sans proposer en option des finitions déglinguées et des selleries cradingues, on peut regretter que certains modèles puissent, à l’achat, manquer de cette patine particulière que seuls le temps et l’usage apportent à ces objets qu’on compte garder assez longtemps pour que, peu à peu, à leur surface, puisse se lire le récit de l’histoire commune qui les lie à ceux qui les ont pris en main.

CRAC !
Le devinait-on au moment de leur lancement sur le marché ? De nombreux modèles du passé auront gagné en charme au fur et à mesure que leur carrosserie et leur intérieur étaient frappés par les stigmates de leur utilisation : velours limés, cuir marqué de plis indélébiles, peintures ayant perdu leur brillant originel pour s’approcher, de plus en plus et par zones irrégulières, de la mode sans doute passagère du mat ; détails de finition partiellement absents, parce qu’un enjoliveur s’était fait la malle lors d’un créneau un peu optimiste le long d’une bordure de trottoir, parce qu’une baguette de protection avait été arrachée par une pédale de vélo, un pare-choc fauché par quelqu’un qui en avait un besoin urgent. Une Mercedes, jusque dans les année 90, avait encore de la gueule quand bien même elle était amputée de sa calandre. La face avant d’une Peugeot inspirait le respect y compris quand elle était réduite à la simple expression de ses deux optiques simplement encadrées par les ailes ; tout le reste pouvait être balancé à la casse, on conservait l’essentiel et ça allait très bien comme ça. Une aile enfoncée, un ciel de toit écorché, une optique désassortie, aucun de ces détails ne parvenait à gâcher l’impression d’ensemble, parce que l’esthétique de ces modèles tenait à un équilibre des masses parfois singulier, mais iconique ; parce que l’œil les connaissait par cœur, il parvenait à les reconstituer et à les reconnaître, par-delà les cicatrices et les amputations.
Le pick-up demeure le genre automobile assumant encore ses origines ouvrières et agricoles, à être capable dès lors de parfaire son esthétique au fil de l’érosion de ses surfaces et de la désagrégation progressive de ses volumes. Le pire moment de la vie d’un pick-up est sa naissance. Sa sortie de concession est une forme de honte publique au cours de laquelle le monde entier le voit tel qu’il ne devrait jamais être montré : impeccable, dénué de toute salissure, la peau aussi lisse que celle d’un nourrisson. Sur son passage, la foule lui lance des regards ironiques, couvrant de la multitude de sa voix le son de son gros moulin : Shame ! Shame ! Des enfants le montrent du doigt à leurs parents en disant tout fort « Regarde Maman, il est tout propre ! » « Shhhhhht, on ne parle pas comme ça ». Une partie du peuple lui jette des pétales de roses fraichement cueillies et de l’eau de Cologne pour ajouter à son humiliation. On nargue ses chromes brillant comme au premier jour, le vernis de sa peinture, ses pneus intacts, ses boucliers aussi lisses qu’un miroir. Le proprio baisse le siège pour que son visage disparaisse sous la ligne de caisse, seule émerge dans l’habitacle sa casquette de routier, qu’il a pris de soin de piocher parmi les plus anciennes de sa collec’, histoire que quelque chose au moins, ce jour ci, ait l’air un peu défraichi.

GZZZZZZZZZZZ !
Chez Ford, on a une petite expérience des motifs qu’a l’acheteur au moment de commander un pick-up. Et globalement, on semble conscient que le projet ne consiste pas à exposer le service en porcelaine et les bibelots en cristal dans la benne. Certes, l’engin est livré propre et lustré, mais cette propreté est le placenta dont une bonne grosse virée dans la boue et la poussière va le débarrasser pour de bon. Le premier mécano du coin fera un bon Saint Jean-Baptiste : si celui-ci baptisait dans l’eau, et s’il annonçait un Christ qui baptise dans le feu, les fonds baptismaux dans lesquels s’inaugure la vie d’un Pick-up Ford sont remplis de fragments de parpaings, de sciure de bois, de pelletées de compost, de gadoue mêlée à de la caillasse et de restes de ciment séché. « Au nom des essieux débrayables, de la boite courte et du Snorkel, je te baptise, Ford Ranger. Que ta vie soit riche en croisements de ponts et en trajets en surcharge ! » L’officiant balance alors sur la carrosserie une bouteille de bière qui fait sur l’aile avant un énorme creux, sans se briser. Qu’à cela n’y tienne, coinçant le goulot entre ses dents, l’heureux nouveau propriétaire décapsule d’un coup de molaires la mousseuse dont il avale une gorgée qu’il rote aussitôt sous les applaudissements de ses potes avant de pisser dans la benne grande ouverte. L’engin est enfin prêt à prendre la piste. Six copains dans l’habitacle, une douzaine dans la benne, ça fait trente-six pataugas et chaussures de chantier boueuses qui s’essuient cordialement sur les surfaces encore innocentes, dix-huit culs terreux qui se posent sur les sièges pour les uns, sur les passages de roues et les ridelles de la benne pour les autres, dix-huit fois un poids approchant le quintal, le dépassant parfois, tassant les suspensions jusqu’à atteindre leur butée, éprouvant la mécanique pour lui procurer un rodage express, cravachant la bête, frappant des mains et des pieds ses flancs et son hayon. Jambes dehors, bras en l’air, bedaine en vadrouille mise à l’air sous les t-shirts trop courts, l’équipage pas peu fier avance vers un champ de boue où enliser l’engin histoire de la pendre dignement, cette crémaillère.

PLOUF !
Ford connaît cette clientèle par cœur. La marque n’a pas fait de sa gamme F-Series le modèle le plus vendu sur le sol américain depuis des décennies pour rien. Elle sait que ses clients ont une manière bien à eux de prendre soin de leur monture. A la façon dont un maître, dans une relation sado-masochiste, est en réalité celui des deux qui est réellement au service de l’autre, le proprio d’un pick-up déploie des trésors d’ingéniosité pour offrir à sa bête de somme l’existence qu’elle mérite, faite de chargements gargantuesques, d’ornières sous-évaluées, de garde au sol pas tout à fait assez élevée pour que ça puisse passer sans frotter, de chocs tous azimuts, de rayures sous les branches basses, d’infiltrations dans les passages à gué. Entre ses mains, ça tape, ça cogne, ça frotte, ça racle, ça bascule, ça glisse, grince, couine, râle, fume, suinte, hoquette, toussote, s’étouffe, se reprend, puis ça gueule, ça hurle et rugit, ça dérape, ça tangue, s’emballe et s’ébroue. Ca se révèle en s’abimant.
Tout ça, Marcus Söderlund a réussi à l’intégrer dans un spot qui n’est iconoclaste que dans l’esprit de ceux qui croient qu’on doit vouer un culte identique à une berlinette super-sportive, à une limousine et à un pick-up. Osant froisser la tôle, raboter les arbres de transmission, ravager la benne et saloper la bagnole tout entière, ce réalisateur doué célèbre la machine-outil comme elle le mérite. Dur à cuire, le Ranger prend plaisir à être ainsi martyrisé. Il révèle sa nature en exigeant de son maître un traitement à la hauteur de son don pour la servitude. Dans une jolie dialectique du maître et de l’esclave, c’est le soin que prend son conducteur à ne pas prendre soin de lui qui lui permet d’exister pleinement.

It’s a lot like life
Ce qui ne tue pas un pick-up le rend plus fort. Ce qui ne l’achève pas lui donne le coup de fouet pour pousser plus loin l’aventure et repousser à plus tard l’heure de la débauche. Les esclaves ont ceci d’un peu décent, dans un monde où chacun ne sait pas rester à sa juste place, qu’ils n’attendent pas l’âge de la retraite pour se la couler douce. Le Happiness in slavery de Nine Inch Nails gueule dans les enceintes bas de gamme. Son plastique, basses qui font vibrer les contre-portes. Au volant, le conducteur passera sa vie à se demander si il est à la hauteur de son serf. En une phrase, il entend la sono lui balancer à la gueule son portrait : « Just some flesh caught in this big broken machine ». La playlist enchaine. Dave Gahan prend le relai de Trent Reznor.
Let’s play, Master and Servant.
« Le pire moment de la vie d’un pick-up est sa naissance. Sa sortie de concession est une forme de honte publique » ah ah vous ne manquez pas d’humour 🙂
« Ce qui ne tue pas un pick-up le rend plus fort » voilà un slogan qui marquerait les esprits 🙂 (Ceci dit il faut l’assumer après )
Bel article qui ouvre a la reflexion.
Hehe, sur certains sujets on peut avoir vite le sens de la formule !! 🙂
Mais en effet, je ne suis pas certain que le service marketing approuverait ça comme slogan 🙂