Disruptive

In Ferrari, Non classé, SF90 Stradale
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Disruption
Nom féminin singulier
En électricité : ouverture soudaine d’un circuit électrique
Encyclopedia universalis

 

Il fallait que ça arrive. Notre temps est ce qu’il est, et les objets techniques ont ceci d’avantageux, par rapport aux êtres vivants, que leur adaptation au milieu peut se faire brutalement, d’un coup d’un seul, remettant en question des générations constituées sur un modèle tellement établi qu’il semblait éternel. Mais rien n’est éternel. Et au passage, on n’est pas dupe : on va le chroniquer, ce modèle Ferrari, mais quand bien même biberonne-t-il une énergie nouvelle pour un cheval cabré, il ne sauvera pas le monde. Il se contente de s’adapter à la catastrophe en cours. C’est au moins quelque chose que les dinosaures n’auront pas su faire. Avantage des objets techniques sur les êtres vivants. Manque de bol, c’est à cette dernière catégorie que nous autres appartenons. 

Ferrari devait passer à l’hybridation. On le savait. La marque, pour tout un tas de raisons, liées aux réglementations environnementales plus strictes envers les constructeurs, à la bonne conscience que veulent se donner des clients très riches qui commencent à avoir du mal à assumer de dépenser énormément d’argent pour, non seulement, consommer un objet inaccessible aux autres (ce qui  est dans l’ordre des choses, les choses étant ce qu’elles sont), mais consommer aussi les ressources communes que sont les énergies non renouvelables, et l’air que nous respirons, liées aussi, ne nous mentons pas, à l’invraisemblable puissance que propose l’électricité, qui a ce défaut certes, de ne pas faire de bruit, défaut qu’elle compense en offrant un couple constant, ample, immédiat, vertigineux tant il semble placer un piston hydraulique derrière le siège conducteur, propulsant les masses vers l’avant dans une facilité déconcertante, qui fait perdre les repères habituels en matière de vitesse et de puissance. Les voitures de sport ne pouvaient pas, indéfiniment, passer à côté de ce potentiel. 

Avoir les moyens de ses ambitions, c’est encore trop peu

Le problème, évidemment, c’est qu’une Ferrari n’est pas qu’une voiture de sport. Une Honda NSX est une voiture de sport. Mais elle n’est pas du même ordre qu’une Ferrari. Parce que les voitures qui sortent de l’usine de Maranello ne peuvent pas se contenter d’être performantes. Elles doivent l’être en mettant en oeuvre un certain type de moyens techniques, qui sont censés être reconnus pour leur noblesse. Et voila tout le problème : des cylindres, alignés, en V ou à plat, par groupe de 8, de 10 ou de 12, à la très grande rigueur, par groupe de 6, histoire de tourner le regard du cheval cabré vers les pauvres, c’est une configuration noble. Si, en plus, cette cavalerie peut galoper sans recourir à la magie du turbo, c’est encore mieux. Une Ferrari, c’est une mécanique avant tout, à tel point que, pendant des décennies, on s’est satisfait de modèles qui n’étaient, finalement réglés correctement qu’une fois dans leur vie, et rendaient l’âme après avoir lancé vers l’univers leurs vocalises célestes et rauques à la fois, comme si les volcans lançaient vers le soleil leur carburant commun, avant de s’effondrer sur eux-mêmes, terriblement et tragiquement éphémères. Un moteur Ferrari, c’est une horloge minutieuse à laquelle on va atteler une tonne de métal et de cuir, pour aller faire un tour sur circuit. Autant dire que c’est une corde raide, qui peut claquer à chaque instant. Mais c’est là sa noblesse. 

L’électricité, elle, n’a rien de noble; peut-être parce que, finalement, c’est trop facile. Mécaniquement, il n’y a rien à voir. D’ailleurs, les modèles qui recourent aujourd’hui à cette énergie ne parviennent pas à mettre en scène ce qui les met en mouvement. Et cette révolution transalpine ne déroge pas à cette règle : si son V8 est magnifiquement mis en scène sous une vitrine, comme sur toute Ferrari de ce genre, à aucun moment on ne pourrait deviner, en la regardant, qu’elle porte aussi dans ses entrailles trois moteurs électriques, et une batterie pour les alimenter. La fée électricité a un don, qui est aussi un problème : elle est invisible. Et pour des modèles conçus pour être démonstratifs, c’est un souci. Autre difficulté : conduire une voiture thermique, c’est en éprouver la puissance, évidemment, et prendre plaisir à sentir cette puissance déferler le long de la transmission, et mettre en mouvement les roues. A partir de là, que les roues fassent ce qu’on veut ou pas, il y a du plaisir. Mais en fait, ce plaisir est accompagné d’un autre, qui est son contraire et qui participe à la jouissance globale du pilotage : la mécanique résiste à ce qu’on lui fait faire. Même quand tout est invraisemblablement conçu pour que le moteur puisse monter en régime, très vite, et très haut dans les tours, on sent dans son corps, par les vibrations, par le hurlement mécanique, par la résistance sous le pied droit, qu’on est en train d’exercer des contraintes démentielles dans le métal, qu’on entretient un feu nourri d’explosions incroyablement synchronisées dans les cylindres, et qu’à strictement parler, ce qui se passe dans le dos, sous la verrière, dépasse tout simplement l’entendement. Ça marche, mais ça ne devrait pas marcher. Une mécanique telle que le moteur d’une Ferrari relève du miracle, et c’est sans doute pour cette raison que les problèmes de fiabilité qu’ont connu ces chefs d’oeuvre d’ingénierie n’ont pas coulé la marque : tout le monde comprend très bien qu’on est ici dans un monde dans lequel tout est tellement tendu vers la performance qu’on rogne sur chaque marge de sécurité, qu’on rabote chaque pièce jusqu’à son extrême limite, et que tout, dès lors, ne tient qu’à un fil. L’électricité ne donne, elle, jamais l’impression de tirer d’une quelconque matière ce qu’elle se refuse presque à donner. Aucune résistance, aucune tension physique, pas de bruit, pas d’impression d’exiger quoi que ce soit de la mécanique. Un moteur électrique se comporte comme un esclave qui dirait toujours « oui », et qui retirerait dès lors le plaisir qu’on a à le dominer. Fidèle au poste, la puissance électrique est là, disponible, immédiate, sans nuance, régulière, lisse. Elle ne nécessite aucune connaissance intime de la mécanique, aucun apprentissage. Là où un moteur thermique peut avoir tel ou tel caractère, des préférences, des zones de confort et des plages de plaisir, là où il peut avoir du coffre ou, au contraire, se mettre à donner son plein rendement une fois poussé dans les tours, l’électricité, elle, se comporte comme une puissance fluide, sans rupture ni seuil. On la demande, elle est là. On appuie, ça pousse. Et cette disponibilité permanente qui, toute compte fait, est décevante. Oui, de manière générale, nous autres êtres humains, sommes de bon vieux pervers narcissiques. Nous satisfaire serait trop simple. 

Beyond my control

Alors, comment proposer quelque chose, être créateur mécanique, quand ce sont les circonstances qui vous poussent à faire ce que vous allez faire ? La création est censée être libre de toute cause, de toute influence, or on sait que Ferrari devait tôt ou tard coller une batterie au fond d’une voiture, y caler quelques moteurs électriques, et proposer quelque chose autour de ça. Et ce à quoi on aurait pu s’attendre, c’est que la marque en fasse un événement, qu’elle présente l’arrivée de l’électricité comme quelque chose d’exceptionnel, ce à quoi on touchera une fois, comme ça, histoire de dire qu’on l’a fait, tandis que les modèles courants de la marque demeureraient conformes au schéma mécanique traditionnel. Erreur. Ferrari fait comme on ne s’y attendait pas. L’hybridation n’arrive pas sous la forme d’une hypercar produite en quantité limitée. C’est un modèle de série que Maranello dévoile. Et c’est une manière de dire que ce qui est exceptionnel chez les autres, l’hybridation, la transmission intégrale, les 1000cv cumulés, ce sera le tout venant chez eux. Et après tout, c’est une assez bonne définition de Ferrari qu’on a sous les yeux avec ce modèle nouveau : le constructeur pour lequel l’exceptionnel est la moindre des choses. Une manière aussi de dire que la barre la plus haute, chez les autres, ce sera une barre standard pour la Scuderia. Et ce que ça semble signifier – parce qu’il faut bien qu’il y ait, ici plus qu’ailleurs encore, du superlatif –  c’est qu’il y aura bien quelque chose d’autre, au-delà encore. There’s more to come. 

Mais alors, comment figure-t-on, chez Ferrari, le passage de ce cap qui n’a rien d’anodin ? On a envie de dire « comme d’hab' ». Parce que toute Ferrrari est, finalement, un passage de cap. Alors, évidemment, la carrosserie qu’on a sous les yeux est exceptionnelle, mais après tout, c’est un peu normal. On n’est pas en train de remplacer une énième compacte chez un généraliste lambda. On dévoile un modèle qui n’en remplace aucun dans la gamme de voitures la plus exclusive du monde. Une invitation, à quelque chose de nouveau. Alors, exceptionnelle, la SF90 Stradale l’est. Et elle l’est même un peu plus que ce à quoi nous étions habitués. Chez Ferrari, la gamme s’étend dans plusieurs directions. Il y a des voitures faites pour la vie de tous les jours (pour peu que cette expression ait un sens, en l’occurrence), il y a les voitures de sport, qui constituent la lignée historique de la marque, son essence, et il y a maintenant la gamme icona, qui jette un coup d’oeil dans le rétroviseur pour y puiser des inspirations nouvelles. La nouvelle venue intègre, sans équivoque, le coeur de la gamme; c’est une voiture de sport. Et à ce titre, elle reprend des codes esthétiques déjà connus, parfois depuis longtemps, comme la forme caractéristique de l’aile avant, et sa façon spécifique de s’articuler avec le pare-brise, le montant A, le court capot plongeant en porte-à-faux et la portière. Ici, on est dans ce qui participe à la reconnaissance immédiate d’une Ferrari deux places, et ce depuis l’époque des GTB/GTS. Autre racine profonde dans ce design, l’aileron qui, de profil, fait immanquablement penser au dessin des P4. L’arrière, d’ailleurs se permet d’en remontrer un peu à tout le monde, évoquant selon les angles, la Ford GT40 ou la Corvette, comme si Ferrari prétendait proposer une transition à l’histoire de l’automobile sportive dans son ensemble, toutes marques confondues. Enfin, pour se limiter à ces éléments principaux, cet autre élément de reconnaissance, plus récent, la prise d’air en haut de l’aile arrière, qui reprend le dessin qu’on connait déjà depuis quelques années sur les coupés Ferrari à moteur central arrière. Et puis il y a ce qu’on appellera une allure générale. Ramassée, propulsée vers un avant pointu comme jamais, une présence mécanique dans la masse située en arrière de l’habitacle, une brutalité contenue dans des volumes musclés, sans paraître gonflés aux anabolisants. Une Ferrari conserve quelque chose de naturel dans son dessin.

 

Autophage

Si on s’en tenait là, la SF90 serait, esthétiquement, une Ferrari de plus, et rien d’autre. Mais dès qu’on l’observe de trois quart arrière, on se rend compte que quelque chose de radical s’est passé, et que, là, le design raconte quelque chose. Et ce récit semble être un pont entre le passé, et ce qui va venir. Il y a dans le dessin de cette Ferrari, comme dans certaines de celles qui l’ont précédée, quelque chose d’une mue, ou d’un accouchement, quelque chose, aussi, d’un changement d’échelle. Ce motif, on l’avait déjà repéré dans le dessin de trois modèles précédents. Si vous m’avez un peu suivi, j’avais évoqué le fait que l’arrière du modèle unique SP88, tout comme celui de la F8 Tributo donnaient l’impression d’avoir mixé deux modèles de tailles différentes, dont l’un aurait avalé l’autre. Comme si une voiture se trouvait encastrée dans une autre voiture, qui la déborderait sans l’ingurgiter tout à fait. Un peu comme la gueule d’Alien qui dévoile, en s’ouvrant, une seconde gueule qui en émerge. Plus subtil sur la Tributo, on avait vu ce trait de caractère testé sur la SP88, de façon spectaculaire et étonnante. 

Dernièrement, un autre one shot avait proposé quelque chose qui semblait être une variation sur le même thème : l’arrière de la P80/C donnait l’impression de littéralement vomir sa propre mécanique, comme si la violence de celle-ci avait provoqué une descente d’organes, déchirant la face arrière pour la défigurer magnifiquement. Ici, sur la SF90, il y a de nouveau quelque chose de ce genre, mais le thème est réinterprété, cette fois ci autour de la lunette arrière. Celle-ci, et les volumes qui l’encadrent, complexes, donnent tout son caractère à cette voiture, et la propulsent vers des territoires esthétiques qui semblent n’avoir pas été encore explorés, à tel point qu’il est difficile de les décrire. Tout se passe comme si, en fait, la lunette arrière provenait d’une voiture beaucoup plus petite, une voiture qui existerait, mais à une autre échelle. Et on a l’impression que cette lunette, qui permet d’entrevoir la mécanique, est intégrée dans une carrosserie beaucoup plus grande, qui la dépasse dans toutes ses dimensions. Ainsi, au-dessus de cette verrière se trouve une autre lunette arrière, qui donne, elle, sur l’habitacle. On retrouve donc, de nouveau, ce motif de l’absorption, du recouvrement d’une forme par une autre, comme si les modèles, à Maranello, se cannibalisaient les uns les autres, chacun absorbant les précédents pour grandir à son tour.  La première impression, dès lors, est très étonnante, puisqu’on a le regard attiré par cette lunette arrière, qui semble se poursuivre sous la forme d’un toit, mais ce toit est en réalité la base d’une seconde lunette, verticale, elle-même surmontée d’un nouveau toit. On n’a pas fini de contempler, un peu rêveusement, cet arrière. 

Mais on pourrait aller un peu plus loin. Quand on disait que ce design raconte quelque chose, voici à quoi on pense : finalement, sans en avoir l’air, la lunette qui recouvre le moteur est de taille plus petite que sur les autres modèles. Ce qu’elle raconte, donc, c’est la diminution proportionnelle de l’importance du moteur thermique dans la définition de cette Ferrari, et sans doute bon nombre de celles à venir. C’est un design de transition, et c’est pour cette raison qu’il est, lui-même, hybride. Donc, sans mettre en scène l’électricité, Ferrari réussit à montrer, par les formes, la transition profonde que vont opérer les voitures à partir de maintenant, d’un mode ancien de mise en mouvement, vers une motorisation nouvelle. D’où l’impression qu’une forme naissante prend dans ses bras la forme qui l’a précédée, pour la protéger de son propre anéantissement, et l’emmener plus loin, tant que c’est encore possible. Et après tout, même si on sait que tout ça va prendre fin, on peut être touché par la volonté que manifeste l’ancien monde de perdurer encore, parce qu’il était porteur, aussi, de beauté. 

On ne pense pas, dès lors, que ce soit tout à fait un hasard si ce motif de la mue, on l’avait déjà repéré chez un constructeur concurrent, du genre à donner, lui aussi, dans les superlatifs. Vue de profil, une Bugatti Chiron donne l’impression que l’arrière de la voiture est en train d’avaler l’avant, comme un serpent ouvrant très grand la gueule pour gober, en une seule pièce, sa proie. Il semble qu’il y ait, chez les constructeurs de ce genre, l’intuition que, dans l’état actuel des choses, de telles gammes se mordent, tout compte fait, la queue. 

Un cheval cabré ne se chevauche pas

Le paradoxe, et la difficulté du monde dans lequel nous entrons, c’est qu’une ferrari, ou une Bugatti, c’est en quelque sorte la dernière des choses à faire, le mauvais exemple par excellence, quand bien même cet exemple ne peut pas être suivi. Pourtant, jamais sans doute il n’y a eu autant de clients potentiels pour ce genre de modèle, parce que, mine de rien, les personnes extrêmement riches sont de plus en plus nombreuses sur la planète, et il ne faut pas forcément s’en satisfaire : de telles richesses ne sont possibles que par l’efficacité de l’exploitation qu’elles mettent en oeuvre. A ce titre, il n’est pas souhaitable qu’un marché existe pour ces voitures. Écologiquement, on est évidemment dans la sphère, immense, de l’aberration. Quand bien même une partie des 1000 cv de cette SF90 viennent de batteries électriques, on rappellera qu’il n’y a pas de manière propre de produire massivement de l’électricité. Et en France, tout ce qui est électrique peut être considéré comme nucléaire. Autant dire que si cette voiture relève de la Science Fiction, elle pourrait appartenir au sous-genre de la dystopie. 

Mais pour nous autres, qui savons à quoi nous en tenir vis à vis de ces formes, il en va de cette voiture comme d’une hypothèse, comme d’un récit qu’on peut se raconter intérieurement, au conditionnel. On approcherait de la machine, on la débrancherait du chargeur mural qui l’a gorgée une nuit entière de ces megawatts dont elle se nourrit, on s’installerait dans cet intérieur dont on n’a rien dit parce qu’il est très exactement ce qu’il doit être, indifférent à ce qui se passe sous les surfaces tendues, en profondeur, dans les câbles haute-tension qui relient la batterie aux deux moteurs sur le train avant, et leur adjoint à l’arrière. On démarrerait ce fameux V8 qui a encore gagné, cette année, le titre de meilleur moteur 2019. D’un mouvement du doigt, en passerait en mode drive, et les puissances conjuguées des deux modes de propulsion, l’une cantatrice, l’autre aphone, sortiraient l’attelage de son repos. Le portail automatique saluerait le passage félin du coupé, la route s’offrirait aux deux mains à 10h10, et au pied droit. Plancher, dossier, énergie cinétique dont on ne sait trop d’où elle vient, traction et propulsion tout à la fois, paysage effacé, comme si le calculateur censé produire ce travelling était trop lent pour saisir le mouvement. Ne serait-ce que pour imaginer de tels moments, de pareilles voitures doivent être inventées. 

A bien des titres, cette voiture efface le paysage. 


 

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