Ecarts de conduite

In Ferrari, Purosangue
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Si on avait envie d’être contrarié, Ferrari a donné, avec la révélation du Purosangue, l’occasion de nourrir cette passion triste et de distribuer de la nourriture bien après l’heure prescrite au hater qui sommeille en chacun de nous. Un truc, à lui seul, pourrait alimenter une haine éternelle envers la marque : le fait que pour la première fois on ne sache pas s’il faut parler du nouveau modèle au masculin, ou au féminin. Jusque là, on n’avait eu aucun doute sur le fait que les modèles Ferrari étaient bel et bien de dignes représentantes du sexe qui, secrètement et contre tous les préjugés à ce sujet, pourrait bien être, en fait, le plus fort. Et soudain, Purosangue jette le trouble, du haut de sa garde au sol un peu plus généreuse : la marque aurait-elle accouché, en ce début des années 20, d’un garçon ?

On n’en sait à vrai dire pas grand chose, le sexe des bagnoles demeurant, comme celui des anges, un secret bien gardé ; mais le simple fait qu’on ait un doute au moment de nommer ce modèle est en soi le symptôme d’une rupture dans le style, d’un changement d’orientation qui, dans une époque déjà passablement chargée en remises en questions diverses et en instabilités variées, prolonge le désaroi de ceux qui aimeraient bien que, quand-même, deux ou trois choses puissent demeurer identiques à elles-mêmes. Le dépaysement touche parfois ceux qui, sans changer de territoire, voient le paysage qui leur est familier changer peu à peu, jusqu’à devenir méconnaissable, comme étranger.

Si vous n’aimez pas les places arrière

Pour beaucoup, le nouveau modèle made in Maranello est une trahison : trop haut, trop lourd, trop de portes, moteur trop à l’avant, trop de coffre à l’arrière. Pensez donc, les dossiers de sièges arrière se rabattent, même, pour agrandir la capacité de chargement. Désormais, on peut aller à Ikea en Ferrari. Trop de places assises, évidemment, et il s’en est fallu de peu pour que l’engin propose, aussi, trop de poignées de porte. Ajoutons qu’on est à deux doigts de disposer de deux combinés d’instruments (il ne manque au passager qu’un volant pour se croire pour de bon au commandes de l’engin), que la surface vitrée est inhabituellement vaste pour un modèle affichant à droite à gauche un cheval cabré, et que son pavillon culmine à une altitude nettement trop élevée, que cette surface est, de plus, constituée d’une vitre panoramique qui peut s’opacifier d’une pression sur un bouton dédié, illuminant ou assombrissant du bout du doigt cet habitacle beaucoup trop vaste pour être celui d’une honnête Ferrari, et on aura presque fait le tour des sujets de mécontentement, à ceci près qu’on a laissé de côté, peut-être, le plus grave de tous : l’engin pèse plus de deux tonnes, et rien que pour cette raison, on peut douter de son appartenance véritable à la famille dont il veut être le plus fier, car le plus récent, représentant.

On devine alors que ce nom est un leurre. Comme souvent, le marketing affirme haut et fort quelque chose que, dans le fond, l’objet n’est pas : à strictement parler, en atteignant des sommets de poids, le Purosangue n’est pas le Ferrari pur sang qu’il prétend être.

Du moins si on le compare aux Ferrari qui lui sont contemporaines. Car même les modèles hybrides de la marque qui doivent embarquer des batteries pour donner leur pleine mesure, demeurent relativement légers par rapport à ce pachyderme venu saccager les concessions Ferrari de ses pneus maousse costauds tout dégueulassés par ses virées hors goudron.

Maintenant, soyons honnêtes quelques instants. Des engins lourds, Ferrari en a déjà produits. En gros, tous les modèles proposant d’asseoir des passagers à l’arrière ont tourné autour des 1800 kg. 412, 612 Scagliettei, 575, FF, ces modèles ne furent pas exactement des ballerines aux pieds légers virevoltant, débarrassées de toute forme de pesanteur, dans l’univers éthéré des ballons d’hélium. Il y a donc déjà une tradition, chez Ferrari, un peu éloignée des circuits de F1, plus proche des devantures de restaurants où on laisse le volant au voiturier tandis que soi-même on s’attable pour prendre encore quelques kilos supplémentaires, qui viendront détériorer encore un peu plus le rapport poids/puissance de cette bagnole dont on était de toute façon conscient, en l’achetant, qu’il ne s’agissait certainement pas d’une bête de course, mais d’une sculpture sur roues qui évoquerait ses lointaines soeurs dédiées, elles, à la piste, abritant sous son capot une mécanique demeurant exceptionnelle, moins pour abattre des temps sur les pavés des beaux quartiers que pour le plaisir simple d’en faire résonner parfois la tuyauterie intime, histoire de jouer du pied droit comme d’autres soufflent dans un clairon pour épater la galerie, et de se faire plaisir de temps en temps, à la faveur d’une accélération tout de même bien franche sur une voie rapide, ou d’une reprise en sortie d’épingle sur une route de corniche en bord de mer, à l’approche d’un sommet de col, en montagne ou, plus connement, au premier feu vert venu, en pleine ville.

Si vous n’aimez pas la bourgeoisie

Purosangue est donc le nouveau nom donné à cette lignée de Ferrari qui comporte des modèles plus bourgeois que sportifs, plus confortables que strictement performants, plus spectaculaires qu’essentiels. Mais il n’est pas à lui seul une trahison, puisqu’il poursuit cette lignée, en l’accordant à l’air du temps. A vrai dire, il semble être finalement le digne successeur de la FF, par sa longueur, par le nombre de places qu’il propose, par son architecture mécanique, par la façon particulière dont il conjugue, intérieurement, des éléments de style tout droit venus de l’univers de la course, et un mobilier qui fait la part belle à l’architecture d’intérieur, et au confort. Les sièges, tout particulièrement, font plus penser aux arts décoratifs qu’à l’univers racing, tout comme la console centrale, avec son luxe de commandes tactiles et rétractiles, semble évoquer le monde des concepts-cars plutôt que le bitume du Nürburgring. Et parce que Ferrari peut se permettre de ne pas donner de succession directe à un engin aussi extravagant que la FF, le Purosangue n’est pas non plus une FF remise au goût du jour : ce qu’il apporte au principe de la Ferrari quatre places, c’est une hauteur nettement revue à la hausse. Et deux portes supplémentaires.

Et c’est là que notre âme se déchire en deux, selon les pointillés.

Car, évidemment, la seule présence de portes arrière sur une Ferrari devrait nous donner envie de payer un tueur à gages pour aller décimer, façon Tarantino, tout le staff de la marque, histoire de remettre les idées en place à tout ce petit monde. Le simple fait qu’on ait pu fomenter le projet de produire une Ferrari dont l’habitacle comporterait plus de deux voies d’accès pourrait être à soi seul le pitch d’un film d’horreur. Avant même qu’on les découvre, ces deux ouvrants supplémentaires étaient, très exactement, un de ces trucs dont on se demandait si on ne préférait pas devenir aveugles plutôt que devoir en supporter la vue un jour. Mais voila : à strictement parler, on ne peut pas dire qu’on puisse vraiment voir les portes arrière du Purosangue. D’une part parce qu’elles ne disposent d’aucune poignée visible, ce qui aide à ne pas les repérer comme telles. D’autre part parce qu’elles s’ouvrent à l’envers, et ne constituent pas dès lors, une fois ouvertes, une frontière physique entre l’arrière et l’avant de l’habitacle. Certes, il y a bien un montant central, a priori bienvenu car sa présence est un gage de rigidité. Mais en n’étant presque pas des portières, ces ouvertures arrière permettent de sauver l’honneur : une fois ouvertes, on a simplement l’impression qu’on a prolongé l’ouverture avant, que c’est un seul et même passage, plus large qu’habituellement, vers l’habitacle.

On est vraiment, là, sur des impressions esthétiques. Parce qu’en réalité, si on y regarde de plus près, le passage vers les sièges arrière est complexe, étroit, et semble réclamer des talents de contorsionniste. Est-ce là un objet de critique ? Pas vraiment : chacun sait que de nombreux modèles sportifs réclament des trésors de tactique corporelle pour parvenir à se mettre à leur volant, ridiculisant leur propriétaire à chaque arrêt en public. Rendons au moins grâce au Purosangue pour ceci : ses places avant sont manifestement accessibles. Une proportion non négligeable de clients, en raison de son âge, ou bien de sa propension à prendre de la masse à grands coups de salle de muscu, de boissons hétéroprotéinées et de morning routines, devraient être sensible à l’argument. Les potes, à l’arrière, feront un effort, et souffriront un peu. La gestuelle ne doit pas être tout à fait simple, puisque dans la vidéo de présentation, on nous montre les passagers arrière s’approchant de l’habitacle, puis sur le point d’y entrer avant que la magie du montage les place déjà ceinturés sur le siège arrière, zappant le moment humiliant consistant à effectuer une semi-rotation sur soi-même, autour de la jambe qu’on n’a pas encore glissée aux forceps derrière le baquet du conducteur avant de se déséquilibrer vers le dossier, en croisant les doigts pour que les fesses ne ratent pas leur cible, et pour que celui qui est déjà assis, devant, ne claque pas sa propre porte sur la main qu’on utilise comme appui, sur le montant central…

En fait, quelle que soit la difficulté à poser son cul sur les sièges arrière, et quel que soit l’agacement qu’on peut éprouver au simple fait que le Purosangue existe, quelque chose me dit que si jamais on nous proposait d’y faire une virée, on ne dirait pas non, ne serait-ce que pour une raison, simple, qui se trouve loin loin en avant de la banquette arrière, bien au-delà du conducteur lui-même, une raison dont les effets se font sentir là, juste sous le cul et dans les hanches des passagers, un argument qui emporte tout sur son passage, et sur lequel nous allons revenir.

Mais le Purosangue ne se réduit pas à ce qui se passe à l’arrière de son pare-brise. C’est aussi un avant suggestif, sacrifiant à la mode des phares répartis en deux étages. Ici aussi, on pourrait gloser longtemps sur le fait que Ferrari puisse semble céder ainsi à l’air du temps. Pourtant, si on y regarde de plus près, à l’époque où le nez des bagnoles maranelliennes arboraient des phares rétractiles, l’éclairage était déjà réparti en plusieurs niveaux superposés. Et tout le monde trouvait cette disposition spectaculaire. Maintenant que de tels dispositifs sont interdits, c’est en intégrant les projecteurs dans les plis et les renfoncements de la face avant qu’on les rend invisibles. La signature lumineuse à l’avant brille par sa simplicité, mais il y a quelque chose du regard d’un Iron-Man dans ces deux segments luisant comme un regard au cœur ténébreux des bouches d’aération qui sculptent cette proue. On a déjà vu des dispositifs plus démonstratifs mais ici, cette sobriété consiste aussi à laisser tout sa place au véritable clou du spectacle. Celui-ci ne se voit pas de l’extérieur, bien que les galbes du capot puissent permettre d’en deviner la présence. En revanche, il s’entend., et il constitue la pièce maîtresse de l’identité du Purosangue, sa quintessence, sa personnalité profonde. Le reste, tout compte fait, est anecdotique.

Si vous n’aimez pas la bestialité

Malgré toutes les raisons qu’on pourrait avoir de le haïr, quelque chose demeure manifeste dès qu’on regarde le nouveau né : c’est une véritable machine. Et si elle ne ressemble pas à ce qu’est, d’habitude, une Ferrari, il est possible qu’elle soit pourtant capable de prodiguer des sensations qui, finalement, s’apparentent bien à celles qu’on attend du compagnonnage avec ce genre d’animal sauvage qui n’a encore jamais été approché, que personne au monde n’imaginerait apprivoiser. Car, dans le fond, avant d’être une forme précise, une disposition mécanique univoque ni même une hauteur de caisse, c’est peut-être ça une Ferrari : l’expérience d’une férocité mécanique totale, d’une bestialité technique sans concession, une machinerie arrimée à au moins un siège, un volant et quatre roues pour poser l’ensemble sur le sol. Ajoutons du cuir, une carrosserie pour nous emballer tout ça, et un style qui mette en valeur le cœur explosif de ce dispositif plus qu’intimidant. Une Ferrari, c’est le croisement de pouvoirs a priori antagonistes, faisant appel à des puissances naturelles aussi anciennes que la force des bêtes prédatrices, la liberté des chevaux sur le col desquels aucun humain n’a pu encore poser la main, et encore moins passer un licol, la capacité à bander tous ses muscles d’un coup, à bloquer net l’élan pour le retenir afin que la totalité de cette puissance contenue puisse se déverser, d’un coup, dans la surface avec laquelle les pneus sont en contact, arrachant tout sur son passage, le revêtement de la piste, la gomme des pneumatiques, les cervicales des passagers, extrayant de leur organisme ce que celui-ci peut contenir de sueur au point qu’elle leur inonde le dos, que leurs mains deviennent soudain moites d’excitation et d’effroi, simultanément. Une Ferrari est censée provoquer l’effroi ancestral de la rencontre avec le fauve, du croisement de trajectoire avec le tigre, avec tout ce que la nature a pu produire de formes animales absolument hors de toute espèce de contrôle. Si les êtres humains avaient un jour sur Terre, et en dehors de l’imagination de Spielberg, réellement côtoyé des vélociraptors, une Ferrari évoquerait la mémoire de cette cohabitation. Parce que c’est de ça qu’il s’agit : un monstre dont les énergies circulent, fluides, tout autour du siège, devant, derrière, par en-dessous, tapies dans le design de la bête, autour de ceux qui sont ses passagers, mais aussi ses proies. Ce lien, entre celui qui a le volant en mains et la bête qui ronronne sous son pied droit, s’apparente à celui que Chris Pratt noue avec Blue : un respect total, dû à la conscience claire qu’on est en train de jouer avec un feu sacré, un pouvoir dont on sait qu’on l’a volé à des divinités qui pourraient nous en vouloir, que tels Iblis dans la théologie musulmane, on se prend un peu pour ce qu’on n’est pas, que tels des enfants qui ne regardent pas suffisamment les autocollants avec le lapin qui dit « fais attention ! » on est en train de placer consciencieusement les doigts de la main gauche sur la porte coulissante, tout en s’apprêtant à manipuler, de la main droite le loquet qui va la libérer et l’ouvrir en grand, aussi sèchement que tombe la lame de la guillotine. Juste pour éprouver l’excitation primale de l’instant qui précède le déclenchement, de sentir la morsure arriver, le coup de sabot qui va nous éjecter, le squelette qui plie sous l’accélération comme peut le faire une forêt entière soumise au souffle d’une bombe atomique, les organes qui descendent d’un coup d’un seul dans le corps et le traversent de part en part, cherchant une issue pour échapper à la catastrophe qui s’annonce. Normalement, dans une Ferrari, à la première accélération, au premier virage, votre montre connectée doit déjà envoyer des messages d’alerte aux services d’urgence, car depuis un poignet soumis à de telles forces, elle doit croire que vous venez de subir un accident aux conséquences définitives. Une Ferrari doit être l’occasion de comprendre ce qu’éprouve le torero quand, face au dernier coup de patte du taureau sur le sol avant qu’il ne s’élance, à quelques mètres de lui, il sent dans un appui un peu trop chorégraphié sur sa jambe droite, son mollet se déchirer, de haut en bas, le clouant sur place, redistribuant les rôles, le prédateur devenant soudain la proie, la victime sacrificielle d’un spectacle que le public saura apprécier à sa juste valeur ; elle doit injecter dans nos système nerveux la sensation éprouvée par le parachutiste dont la voile de secours ne répond pas, elle non plus, à l’appel du déploiement, elle doit être le sursaut d’instinct vital désespérément produit par tout ce que le corps sait sécréter d’hormones, histoire de bien nous le faire saisir, le caractère désespéré de la situation, et qu’on profite pleinement de la suite de la catastrophe, à la première place, jouissant d’une vue imprenable sur ce que l’univers peut avoir, parfois, d’inéluctablement destructeur.

Le Purosangue est porteur de ça. Ce n’est pas son physique qui témoigne, le plus, de ce potentiel même si celui-ci a quelque chose d’un peu bestial, tout particulièrement dans les plis de son facies, dans l’agencement de ses muscles, l’épaulement de ses hanches, la disproportion de ses trains roulants, ses roues plus grandes à l’arrière qu’à l’avant qui lui donnent une posture un peu étrangement menaçante, à la façon dont la Cheetah de Bill Thomas semblait, elle aussi, étrangement posée sur le sol, comme si une erreur de montage avait boulonné une carrosserie pas vraiment prévue pour le châssis auquel elle se trouve désormais mariée. C’est dans ses entrailles que réside sa part maudite, sa propension destructrice, son thanatos.

Si vous n’aimez pas les V12

Car à strictement parler, Ferrari n’a pas besoin de proposer une carrosserie plus démonstrative que celle qu’on a sous les yeux : ce qu’il y avait à démontrer est pris en charge par les douze cylindres soigneusement agencés par rangées de six sous le capot. Il suffit de savoir qu’une telle salle des machines se trouve là, positionnée en avant-centre, pour comprendre que le Purosangue est une foutue machine. Oui, bien sûr, il pèse deux tonnes. Mais peu importe à vrai dire, à partir du moment où plus de sept cents chevaux sont près à donner tout ce qu’ils ont dans le ventre au moindre appel du pied droit. Mieux que ça, l’engin, un peu plus haut perché sur ses roues gagnera en sensations cinétiques ce qu’il perdra nécessairement en précision chirurgicale. Il n’est pas fait pour le ruban lisse des circuits. Il est conçu pour des revêtements plus aléatoires, des surfaces moins soignées, des terrains plus sales, plus gras, plus glissants. Il est fait pour la perte de contrôle, pour le transfert de masses qui attrape les quatre passagers par le col pour les soulever de terre et les lancer au loin, là où il n’avaient pas prévu de rebondir avant qu’une nouvelle embardée les remette, peut-être, sur leur trajectoire initiale, dans un déferlement de gravier, de chocs dans les suspensions, d’échange de regards totalement flippés entre les passagers ayant perdu tout repère. D’habitude, une Ferrari se repère selon les deux axes horizontaux, les forces s’exerçant en latéral, et longitudinalement. Le Purosangue ajoute une troisième dimension aux sensations qu’une Ferrari peut prodiguer. Dîtes bonjour à la verticalité.

Tout en développant, évidemment, l’univers luxueux qui parle bien à la clientèle de Ferrari, le film de présentation du Purosangue laisse parler, aussi, la poudre. Si les présentations se font au salon, la marque semblant assez fière de l’habitacle dans lequel elle reçoit ses invités, la suite de la rencontre a lieu dans l’univers plus brutal de la mécanique, qui prend peu à peu les commandes pour s’instituer seule maître à bord. Faisant la part belle aux mélodies hurlées par les douze choristes planqués en embuscade sous la double planche de bord, le film alimente la schizophrénie de ce modèle, alternant les séquences mondaines, très beautiful people, mettant en scène deux couples qui ont l’air tout contents de faire partie des happy-fews autorisés à s’enfermer en compagnie de douze petits chanteurs à la croix de bois tout droit sortis du Village des damnés, et les scènes plus cinétiques au cours desquelles la bête se défoule, tout d’abord sur les petites routes de Toscane, sur lesquelles elle se fait plaisir en donnant déjà de la voix, puis sur des tracés moins goudronnés et moins plats, ravageant les allées gravillonnées en soulevant derrière elle une trainée de poussière blanche. Deux plans montrent subrepticement pour quels genres de plaisirs cette mécanique a été conçue : une sortie de virage agrémentée d’un joli petit déboitage du train arrière, puis un freinage un peu appuyé sur le gravier, négocié dans une errance généralisée des quatre roues, la bête louvoyant sur ses appuis, cherchant à s’agripper à ce qui lui reste de grip comme un félin perdant un instant son sens inné de l’équilibre, laissant les quatre occupants émettre toutes sortes d’hypothèses sur la suite de leur trajectoire conjointe, et incertaine. La réalisation prend soin de nous montrer que les suspensions peuvent être réglées en mode « hard », mais à vrai dire, on a envie de retrouver, à bord d’une machine comme celle-ci, le caractère un peu approximatif des comportements routiers d’antan, les oscillations de la caisse emportée, au-dessus de ses roues, par les forces cinétiques exercées par l’enthousiasme un peu disproportionné de la mécanique, les rebonds qui frisent le hors piste, la caisse qui se tasse sur ses appuis au moment où l’attraction terrestre exerce pleinement sa puissance sur les deux tonnes de la bagnole et les 250 kg supplémentaires que constituent les passagers agrippés, pour trois d’entre eux, à l’assise de leur siège tandis que le quatrième s’accroche un peu désespérément au volant pour éviter de devoir passer un coup de fil un peu gênant à sa compagnie d’assurance, les sorties de courbe en totale perdition, effet naturel d’entrées négociées dans un optimisme peut-être un poil excessif. Il y a quelque chose d’un peu triste dans la précision millimétrique des modèles conçus pour le repère orthonormé qu’est la piste. Elle impose la maîtrise totale, et laisse peu de place à la dérive, aux trajectoires totalement bordéliques, à la conduite résolument sauvage que permettent des engins moins aiguisés certes, mais peut-être plus vivants.

Allez vous faire foutre

Alors, deux tonnes, certes. Qui peuvent être considérées comme un boulet. Mais après tout, harnachées à cette usine à mouvement, ces deux tonnes peuvent aussi être considérées comme une source d’amusement, comme un élément parmi tous les autres qui vont participer aux forces d’inertie qui sont, aussi, ce qui fait la vie d’une bagnole, son caractère, le souvenir qu’elle va laisser à celui qui va l’avoir entre les mains, le temps d’un égarement et de quelques sueurs froides. Il ne faudrait pas, bien sûr, que Ferrari produise exclusivement des Purosangue. Mais dans le cadre de l’activité folle qui est le quotidien d’une telle marque, ce modèle est le coup de folie que ses concepteurs peuvent se permettre, la sur-folie qui permet de gravir encore un échelon, et de côtoyer la démence, le pas de côté qui donne du sens, aussi, au reste de la gamme. Ce qui peut justifier, aussi, que plutôt qu’une Ferrari, dans son garage, on puisse en avoir deux. L’une pour le pilotage.

L’autre, pour les écarts de conduite.

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