The Big Trail

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Curieuse impression, en découvrant la campagne tournée par Gonzalo Olivero afin de mettre en scène le Duster de Renault (oui, sur d’autres marchés que le nôtre, le Duster n’est pas un modèle Dacia, et il porte fièrement le losange Renault sur sa calandre). Et sans doute cette impression est-elle provoquée par le fait que, peut-être sans le vouloir, le spot qu’on a sous les yeux est étonnant de cohérence, comme si autour de ce tout terrain populaire l’univers s’organisait pour aligner ses étoiles, afin d’offrir toutes ses chances à ce modeste travailleur qui, tel David levant très haut la tête pour parvenir à regarder Goliath dans sa totale immensité, doit se confronter sur le marché des franchisseurs, à des concurrents nettement plus gros que lui, dans leurs dimensions, pachydermiques, dans leur puissance, colossale, dans la montagne d’équipements qu’ils proposent à ceux qui vont naviguer à leur bord, dans les possibilités d’exploration, infinies et au-delà, qu’ils offrent à leur clients. Dans l’Evangile selon Matthieu, il est dit que les derniers seront les premiers. Chez Dacia et Renault, on aimerait bien que cette prophétie se réalise, et que le Duster devienne ce genre de roi qu’on respecte moins en vertu de son aptitude à la violence, que pour la mesure dont il sait faire preuve, afin de s’adapter en permanence au terrain sur lequel il évolue.

Tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.

Comme l’homme, le Duster est fait de poussière. Conçu avec une matière roturière, il est une créature sans noblesse physique. Si Dieu avait passé l’aspirateur dans la Création, l’homme aurait disparu avant même d’avoir été créé. Le Duster procède lui aussi d’un certain art d’accommoder les restes, de récupérer sur d’autres modèles des éléments abandonnés par ce flux permanent qui a pour effet que, dans les autres marques du groupe, le renouvellement des gammes laisse sur le carreau tout un tas d’équipements tout à fait fonctionnels et efficace, dont la clientèle est pourtant blasée. Un aérateur par ci, une poignée de porte par là, grâce à Dacia dans le groupe Renault, rien ne se perd, tout se transforme. Ca pourrait donner quelque chose qui ressemble un peu à la créature de Frankenstein, montage approximatif de membres de provenances réciproquement exotiques, croisement de la carpe et du lapin dont le résultat aurait une place réservée dans une barraque aux phénomènes, au fin fond d’une fête foraine, en périphérie d’un cirque ambulant sordide, monstruosité, curiosité flippante, un personnage de plus dans le Freaks de Tod Browning, un véhicule supplémentaire dans la Caravane de l’Etrange, sombre Carnivalé accommodé à la sauce automobile.

Mais non. Bien que fait de poussière et destiné à rejoindre la poussière, le Duster a depuis son apparition manifesté une belle cohérence, comme si ses pièces avaient été soigneusement placées dans l’univers avant même qu’il fut conçu pour que, le jour venu, on puisse le monter vite fait et le révéler au monde. Le Duster, c’est un peu la théorie atomiste des matérialistes de l’antiquité grecque appliquée à l’automobile : les éléments constitutifs de ce modèle lui préexistaient, il suffisait d’attendre le moment où on les joindrait les uns aux autres pour que le SUV passe de la virtualité au réel. Sa matière a toujours été là, qui attendait qu’on la réunisse pour synthétiser le Duster.

La Vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas

Formellement, le petit film de Gonzalo Olivero est lui aussi constitué d’éléments qui semblent déconnectés les uns des autres, sans former un ensemble narratif cohérent, ni un récit linéaire au sein duquel on parviendrait à trouver des repères, et du sens. Pas de personnage principal, pas d’intrigue, pas de fil de conducteur si ce n’est la mise en scène de personnes assez différentes les unes des autres, de toutes provenances, que rien ne semble unir si ce n’est qu’elles paraissent, toutes, vivre un instant de leur vie particulièrement intense, un changement de direction, un moment de flottement ou d’égarement, une confrontation saisissante avec le monde, qu’il s’agisse de la nature elle-même, ou des autres êtres humains, ou de soi-même. On ne saura rien des trajectoires qui les ont menés là où ils en sont, ni de la suite des événements, et très peu d’indices sont donnés quant à l’identité de ces hommes, et de ces femmes.

A vrai dire, on pourrait penser que le spot est constitué de chutes d’autres spots, d’images prélevées à droite à gauche dans une banque d’images pour former, une fois réunies par le montage, une sorte de paysage visuel et mental qui, malgré la diversité des éléments qui le composent, présenterait cependant une certaine unité. On pourrait d’autant plus le penser que bon nombre des plans présents dans ce spot apparaissent, quasiment à l’identique dans d’autres campagnes publicitaires dont il est l’auteur visuel, en particulier deux spots tournés l’un pour GMC, l’autre pour Jeep, dans lesquels on retrouve énormément d’éléments communs à celui-ci, qui met le Duster en vedette. Comme si, bien qu’étrangères les unes aux autres, ces existences parvenaient néanmoins à composer un ensemble, comme dans un film choral à ceci près, qu’ici, on n’accède qu’à des micro-fragments de ces chemins de vie sans pouvoir les placer dans une perspective qui nous indiquerait vers quel avenir vont ces existences.

Les Particules élémentaires

Allons un peu plus loin : comme il s’agit de mettre en scène le Duster et que celui-ci se singularise, dans sa propre gamme, par son aptitude à sortir des chemins battus, le spot fait la part belle aux prises de vue saisies dans la nature. Plaines immenses bordées de reliefs montagneux, hauts plateaux, bordures de cours d’eau, petits matins, tombées de la nuit, nuit noire et plein soleil, la nature elle aussi est recomposée à partir des fragments qui la constitue. Cette fragmentation n’est pas un délire de celui qui regarde le spot, on la repère dans la soigneuse décomposition et présentation de la nature selon ses quatre éléments fondamentaux. La terre, sous toutes ses formes ; l’air, palpable dans ses mouvements soulevant des nuages de poussière ; le feu éclairant la nuit noire, autour duquel les motos dansent comme dans d’autres films dansaient les loups, dans lequel on jette les signes d’un passé avec lequel on a décidé de couper les ponts en prenant la route, l’eau enfin, paisible étendue d’un lac, gerbe soulevée par le Duster quand il y trace sa voie ou pluie soutenue, alors que deux êtres en tension tentent de se retrouver.

S’il y a un leitmotiv dans ce spot, il est là : le double mouvement de séparation et de rapprochement des éléments composants cet univers, qu’il s’agisse de la matière elle-même, ou des êtres humains qui peuplent ce monde. Comme cinq doigts séparés et autonomes, capables de s’ouvrir ou se refermer indépendamment les uns des autres, forment ensemble une seule et même main, comme les éléments de la nature, aussi disjoints qu’ils puissent paraître, forment ensemble un seul et même monde, les éléments disparates du Duster composent un seul et même véhicule, et de génération en génération, ces composants vont se séparer, puis se recomposer avec d’autres, nouveaux pour construire une nouvelle interprétation du tout-terrain Dacia, puis une nouvelle, une nouvelle, et ce tant qu’un marché existera pour ce modèle.

Union des quatre éléments, pour figurer un modèle élémentaire. Derrière une apparence peut être banale, ce micro-film est peut-être plus pensé qu’il n’y paraît.

Mais il cache quelque chose d’autre, qui lui fait prendre une autre dimension, encore.

Collage of myself

La voice over, en effet, égrène un texte dont nous autres français saisissons mal le sens véritable, ou la profondeur. Mais les routards et les amateurs de poésie américaine reconnaissent vite, dans cette parole prononcée d’une voix grave, des fragments du poème de Walt Whitman intitulé, en V.O., Song of the open road. Tiré de son unique recueil, Leaves of grass, publié sous de multiples formes à partir de 1855, il constitue une sorte d’autoportrait fragmentaire, recomposant l’auteur lui-même à travers une attention portée à tout ce qui participe à son être, tant corporel que spirituel, au point que, finalement, c’est comme si l’univers entier conjuguait de multiples efforts pour que Walt Whitman advienne à l’existence. C’est pour cette raison que le coeur de ce recueil est le chant (nous serions dans un espace religieux, nous dirions la Louange) que Whitman consacre à lui-même, Song of myself, dont le troisième vers dit ceci : « Car chaque atome qui m’appartient quasiment t’appartient ». De même, pour ne citer qu’un exemple de la vision atomistes que Whitman reconstruit du monde, on pourrai ces quelques mots du poème intitulé Images :

Toujours le muable,
Toujours la matière qui change, s’émiette, se recompose, Toujours les ateliers, les fabriques divines,
Produisant des images.

Voyez, moi ou vous,
Femme ou homme, Etat, connu ou inconnu,
Nous qui semblons bâtir richesse compacte, force, beauté, Ne bâtissons au fond qu’images.

Si on devait résumer l’ambition esthétique du spot tourné par Gonzalo Olivero, elle se trouverait dans ces mots de Whitman. Ce qui laisse penser que ce réalisateur a lu ce recueil, et que celui l’habite, en profondeur.

Le chant de la grande route (c’est l’une des traductions du titre de ce poème) est un vaste texte, un cheminement. Le poème s’ouvre sur le regard porté par le poète lui-même sur la route ouverte devant lui, l’espace offert qui semble être la projection de son propre désir d’aller de l’avant, sans poursuivre d’autre but que le mouvement lui-même. Walt Whitman répond à l’appel intérieur de la piste, et le poème se met en route. Dix-huit parties plus tard, on est à son tour invité à saisir la main qui se tend vers nous pour emboiter le pas de l’écrivain. A vrai dire, au point où on en est alors, ce premier pas, on l’a déjà fait car la lecture est elle-même ce chemin partagé avec celui qui a tracé la piste avec ses mots.

Il y a, dans un certain rapport à l’automobile, une invitation semblable : l’objet est là, ouvert à ses passagers, il permet le voyage mais, posé là et immobile, même pas encore démarré, il est déjà le voyage en lui-même. Incarnation statique de la route, il en est le résumé, la ligne de départ et la destination mêlées. Et de tous les genres d’automobiles, le tout-terrain est sans doute celui qui porte le mieux sur ses épaules une telle vocation, précisément parce qu’il n’a pas besoin que devant lui, des équipes entières de la DDE aient coulé un ruban de macadam pour qu’enfin il puisse y poser les pneus. La possibilité qu’il offre d’investir des territoires vierges de toute trace de pneu est potentiellement problématique, mais elle est aussi ce qui fait du mouvement automobile une élévation poétique, la réponse à une soif qui est nourrie, au plus profond de nous, par notre désir d’exister.

Sur la route

Cet appel, dans le petit film d’Olivero, il se manifeste en arrière plan du Duster garé le temps d’une pause café le long de la route, alors que les lumières d’un semi-remorque traversent la nuit. Juste le passage anonyme d’un des ces hommes dont le métier, et la vie, consistent à ne faire que passer en arrière-plan de nos vies, invisibles quand bien même dans leur dos se déplacent plusieurs tonnes de marchandises, toute la matière de notre quotidien en translation horizontale dans le paysage, conduite par des gars qui vouent leur existence à rejoindre des points sur la carte pour y dessiner l’image de ce qu’on appelle « le seul monde possible ». Filmé depuis l’intérieur de ce resto, la caméra visant la nuit à travers le cadre de la fenêtre, cette poignée de secondes est sans doute le plus beau plan de ce spot, et celui qui inscrit le Duster dans une perspective qui, soudain, le grandit.

Alors que les flammes d’un feu nocturne dansent dans le losange sur la calandre, le Duster s’attribue cette aura qu’on devine chez tous ceux qui passent leur vie sur la route. Il y a là un prestige, une supériorité que reconnaissent, d’instinct, tous les sédentaires du monde. Créature de la nuit, perçant les ténèbres de sa signature lumineuse, il apparaît enfin complet, un et multiple à la fois, n’appartenant à personne en particulier, n’ayant nulle part de maison ou de camp de base qui serait son « chez lui ». Il est de partout, appartient à tout le monde, il a fait de cette errance son identité propre, de sa polyvalence son métier, de sa plasticité sa signature. Sa cohérence, il la trouve dans ce côté « all purpose » qu’on retrouve dans bon nombre de modèles qui auront marqué l’histoire de l’automobile, capable en journée d’embarquer les matériaux du chantier qu’on a lancé, et le soit de se voir confier au voiturier devant le restaurant où on va se délecter, en bonne compagnie, d’un repas comme on en déguste peu. Le Duster a beau n’être qu’un grain de poussière dans cette histoire, il a pourtant tout d’un grand. Après tout les dunes et les montagnes elles aussi, ne sont en définitive, que poussière. Le Duster, c’est l’art de la récup’. Mais c’est l’univers aussi est ainsi fait.


Et en supplément, les deux spots évoqués plus haut, dans lesquels on trouvait déjà des motifs extrêmement proches :

Ceux qui voudraient lire Walt Whitman, directement en VO trouveront Song of the open road ici :
https://genius.com/14297446

Ceux qui voudraient lire en ligne le recueil Leaves of grass traduit en français pourront le faire ici :
https://archive.org/details/feuillesdherbe01whit/page/n1/mode/2up?view=theater

Enfin, ceux qui voudraient écouter Bill Murray lire, ou plutôt dire Walt Whitman peuvent le faire ici :

Allons !*


* en français dans le texte

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