Ce qu’il en reste

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Quand un concept est remplacé sur la scène par le modèle réellement proposé à la vente, il faut toujours un temps d’adaptation afin de digérer les modifications qui, fatalement, ont un peu dénaturé le premier jet, qui ne s’embarrassait pas, lui, des contraintes de production. Dans ce passage du virtuel au réel, on fait le deuil de l’idéal, pour faire place au pragmatisme, et à la praticité.

Evidemment, pour l’acheteur, il y a là une forme de gain. Mais pour ceux qui, comme la plupart des gens qui n’ont pas 150 000€ (et même 180 000) à mettre dans une voiture (et qui plus est une voiture qui pourrait difficilement jouer le rôle de seule voiture à disposition de son propriétaire), il y a là une forme de perte sèche : des Taycan, le commun des mortels ne va pas en croiser tous les jours. Et on peut se demander si on ne gagnerait pas à regarder régulièrement de nouvelles photos de la Mission-e, qui était parfaite, plutôt que croiser très épisodiquement une Taycan certes spectaculaire, mais un poil moins absolument réussie que celle qui l’a inspirée.

On est un peu injuste quand on est simple spectateur. Mais puisque les êtres humains, très majoritairement, ne seront pas propriétaires de l’engin électrique qu’ils ne pourront toucher qu’avec les yeux, on peut être en droit d’exiger que l’objet soit, esthétiquement, parfait : puisqu’on devra se contenter de le contempler, autant qu’il soit vraiment contemplable ! On est un peu injuste, parce que la Taycan est évidemment le résultat d’un énorme travail de compromis liés à l’usage réel que les quelques propriétaires en feront. Accessibilité, volume habitable, intégration technique… On voit bien qu’il a fallu pousser un peu les murs pour que tout tienne au sein des courbes. Celles-ci y ont perdu leurs creux, et par la même occasion une partie de leurs modelés. Les lignes de la Mission-E semblaient épouser au plus prés son contenu technologique. Mais voila, un concept-car, c’est toujours une voiture théorique, l’idée de ce qu’elle pourrait être si on la débarrassait de tout ce qu’exigent sa construction, sa commercialisation et son utilisation réelles. La Taycan, c’est ce que devient cet idéal quand celui-ci doit se plier aux exigences de la vie réelle. Et la vie réelle, c’est la clientèle.

Ce qui s’est passé entre le premier tracé et le modèle présenté, on le devine aisément en comparant deux vues de profil. Si les dimensions générales changent peu, c’est tout ce qui se passe à l’intérieur de ce volume qui a été modifié. Ainsi, l’aile avant qui contournait résolument la roue, passe désormais plus haut, et ne descend plus en arrière du passage de roue. De la même façon, tous les montants se sont épaissis, permettant sans doute de gagner en rigidité ce qu’on a perdu en impression de légèreté, et du coup, on retrouve l’aspect plus bourgeois que sportif qu’on regrettait déjà sur la Panamera, précisément ce dont on espérait être enfin libéré avec la Taycan. Si on regarde la vitrage latéral, le dessin final est bien moins élancé que son prédécesseur. Les portes avant de la Mission-e semblent être celles d’un coupé, avec une forte inclinaison de l’arrière du vitrage, rendue possible par l’absence de montant central. Tout ceci a évidemment fait place à des formes plus compatibles avec les exigences techniques, mais aussi bien moins belles. L’impression que ça donne, c’est que le profil de la Taycan s’est cayénnisé, là où celui de la Mission-e était 911iesque.

De façon générale, les lignes et volumes de la Mission-e étaient étonnamment simples à lire tout en étant très travaillés. La Taycan, elle, ajoute énormément d’éléments au trait originel, alors que ses volumes, eux, sont plus simples. Et sans doute cela est-il précisément dû à ceci : la forme générale de l’auto a perdu en radicalité, elle s’est un peu normalisée pour s’adapter à une clientèle qui, dans le fond, n’est sans doute pas si sportive que ça, elle a fait en sorte de correspondre aux normes de sécurité; en somme, il a fallu transiger. Et vu le niveau de pureté visuelle qu’atteignait le concept-car, tout se joue sur les détails, et bouger une ligne de quelque centimètres peut tout changer.

Or, là, on est allé un peu plus loin que le simple décalage d’une ligne. Par exemple, c’est tout le vitrage latéral qui a été étiré pour s’adapter à la présence de passagers à l’arrière, ainsi qu’au retour à un schéma d’ouverture des portes plus classique. Du coup, tout l’arrière du pavillon perd en tension, gagne en rondeur, et adopte dès lors un profil plus conventionnel. Cette modification fait sans doute partie des raisons pour lesquelles tout le dessin de l’arrière perd en singularité, mais aussi en force. Sur le profil de la Mission-e, la chute de pavillon se fait de façon continue, et ce jusqu’au pare-chocs. Ce volume est coupé par ce qui semble être un aileron surplombant la ligne des feux. On a donc deux formes conjuguées, celle de la voiture elle-même, avec un arrière en pente douce qui fait penser à la 911, et celle de l’aileron qui vient s’y ajouter sans l’effacer. De ce très beau travail, il ne reste absolument rien sur la Taycan, qui sacrifie tout à la préservation, sans doute, d’un volume de coffre utilisable. Mais voila, l’auto perd là sa filiation stylistique avec ses ancêtres, et une bonne part de sa beauté aussi : ce qui était, sur le concept-car, fluide, devient sur le modèle finalisé empesé et un peu pâteux.

Vous permettez ? Je vais vous mettre des images en tête. Je regarde la Mission-e, et je vois Torie Bowie, prête à bondir dans sa tenue tellement moulée sur ses formes galbées qu’elle semble avoir été peinte à même sa peau. Un guépard aux aguets, un dauphin lancé devant l’étrave d’un yacht. Je regarde la Taycan, et je vois Diam’s dans son survet’ Adidas.

Est-ce pour autant un échec ? Ce serait excessif d’arriver à une telle conclusion. La Taycan n’est pas une défaite, elle est le témoin de ce que les êtres humains font de leurs propres rêves quand ils veulent les réaliser, elle est une leçon sur l’impossibilité de vivre exactement ses fantasmes. Ce n’est sans doute pas que la Mission-e soit, absolument, impossible. Mais Porsche doit faire avec le monde tel qu’il est, et les limites auxquelles la marque est confrontée ne sont pas celles de la physique. Ça, les ingénieurs savent gérer. La véritable limite, c’est la clientèle. Et celle-ci, pour ce genre précis d’engin, n’est pas prête à sacrifier une part de confort pour obtenir en échange davantage de pureté. S’il existe des femmes et des hommes suffisamment passionnés (et fortunés) pour acheter un coupé très sportif, et très radical, on sait que ce n’est pas la Taycan qu’il choisira. La Taycan est faite pour un autre public, qui cherche un objet assez démonstratif, porteur d’un blason rassurant, apte à transporter plusieurs personnes dans un habitacle habitable, avec sous les doigts des écrans tactiles gorgés d’infotainment et de jolis graphismes, avec des portes qui s’ouvrent. Et c’est intéressant, cette idée : il y a quatre places, et pourtant ce n’est pas une voiture familiale. Donc, les places à l’arrière, c’est plutôt fait pour y embarquer des potes. Et quelque chose nous dit que les potes, ils vont être un peu envieux. Ça tombe bien, c’est fait pour ça. La Taycan est ce genre de voiture que le client choisit pour la façon dont elle aimantera le regard des autres sur soi. Et quand bien même elle est capable de rouler rudement vite, on l’imagine surtout rampant sur le bitume à basse vitesse, dans le plus grand silence, comme un galet glissant lentement sur le sol, porteur de sa propre force de lévitation, sous les yeux de ceux qu’on appellera, par pudeur et pour ne pas les froisser, « les autres ». Cette voiture est faite pour impressionner. Le reste, ce n’est que du potentiel : le spectateur sait que la Porsche est puissante, car il l’a lu partout, et c’est le pedigree de la marque. Mais à la différence d’une version un peu pointue de la 911, le client d’une Taycan n’accepterait pas que cette efficience ait pour conséquence un confort limité, ou des équipements réduits. Ce n’est pas une voiture radicale. La Taycan est donc la version finalisée d’une Mission-e qui restera, elle, virtuelle. La virtualité, c’est justement l’autre nom de la puissance : ce qui est virtuel, c’est ce qui pourrait être, mais qui n’est que latent, c’est là sans être là. C’est la définition même de la puissance d’une automobile sportive : elle est là, « en puissance », mais en réalité, elle ne se déploie pas. C’est exactement ce que signifie « en avoir sous le pied ». Et comme les choses sont finalement bien faîtes, cette virtualité, c’est sans doute ce qui caractérise le mieux l’énergie électrique emmagasinée dans les batteries, prête à passer du virtuel à l’actuel sur un simple appui du pied droit, sans aucune résistance mécanique, et sans bruit.

Normalement, une voiture sportive ne devrait pas en laisser « sous le pied », parce qu’elle est censée être taillée exactement pour la performance qu’on va en extraire. Si elle en laisse sans cesse davantage sous le pied, c’est qu’elle est un peu surdimensionnée, comme une paire de chaussure trop grande, et le problème de la surdimension, c’est qu’elle est coûteuse en poids, en équipements de sécurité supplémentaires, en volume, et en prix. Il y a malheureusement un peu de cette démesure dans la Taycan, et à vrai dire il y a un peu de ça dans les modèles pas tout à fait sportifs de la gamme Porsche : leur propos consiste à emballer une puissance affichée dans une carrosserie qui dit, justement, que cette puissance ne sera pas exploitée. Les prototypes de la Taycan ont beau s’être échinés à montrer leur endurance sur de multiples vidéos avant même que la voiture soit officiellement révélée, ils n’auront produit ces efforts que pour qu’on dise qu’ils l’ont fait, et pour que les propriétaires puissent dire à leurs potes, propriétaires de Tesla, que s’ils le voulaient, ils pourraient appuyer quasi éternellement sur le champignon, leur Taycan ne s’essoufflerait pas. Fort bien. Ils pourront le dire, fièrement, mais ils ne le feront jamais. Cette puissance ne correspond, en réalité, à aucun usage. . On n’ira pas sur une piste faire rendre gorge aux batteries et aux moteurs électriques. La Taycan roulera, certes, mais elle le fera dans des conditions bien plus conventionnelles. La capacité réelle de cette voiture demeurera, telle une Belle au bois dormant, anesthésiée sous son survêtement d’apparat.

Peut-être ce design un peu émoussé est-il aujourd’hui le signe qu’il y a une forme de non sens à vouloir produire des sportives qui seraient, aussi, d’accueillantes berlines. En terme de poids et d’encombrement, il y a là quelque chose d’absurde, mais. cette absurdité, c’est moins le constructeur que ses clients qui en sont les auteurs. La Taycan se vendra sans doute mieux ainsi qu’elle ne l’aurait fait si elle avait concédé moins de compromis. Le risque, évidemment, c’est qu’elle ne soit qu’un bon produit, une réussite commerciale plutôt qu’une bagnole.


5 Comments

  1. c’est marrant parce que je lisais ton texte en regardant la première photo avec son détail du phare que je trouve très beau et je croyais que c’était la Mission E. Quant à ta prose c’est presque tout vrai, c’est même finalement de plus en plus décevant au fur et à mesure qu’on voit les photos finales par rapport au concept en effet sublime. C’est peut être parce qu’il a de profil du Lotus à l’arrière et du Ferrari à l’avant, et avec du Porsche au milieu et ses galbes magnifiques, ça en fait un chef d’oeuvre.
    Alors j’ai vu tout à l’heure un premier Jaguar I Pace et c’est finalement toujours pareil, les photos le desservent énormément et il m’a paru très beau en volume. Mais je suis d’accord, le Taycan est trop en dessous du concept pour ne pas risquer de décevoir quand même. Car si je ne m’abuse le I Pace est un concept finalisé, et donc n’a presque rien perdu de sa fraicheur, alors que la perte est trop grande sur le Taycan.

  2. Ah, c’est drôle, je suis très très curieux de voir à quoi ressemble l’I Pace « en vrai ». Ses proportions semblent tellement inhabituelles en photo que je me demande quelle impression ça doit faire quand on la voit, en statique, mais aussi en mouvement, quand elle prend les virages ou l’angle d’une rue par exemple. J’ai l’impression que Jaguar a eu une démarche cohérente, depuis le début, avec cette voiture, consistant à aller de l’avant, et à ne pas hésiter à remettre en question ses fondamentaux pour ne pas présenter quelque chose d’un peu bâtard.

    Mais il n’est pas du tout certain que ce soit la cohérence qui permette d’atteindre le succès commercial 🙂

  3. je ne vois pas beaucoup de voitures ici, mais par chance quelques touristes un peu fortunés font leur apparition en été à Ste Croix du Verdon et alentours. J’ai donc croisé fortuitement le I Pace en roulant , un peu de face et en déroulé jusqu’à l’arrière dans le rétro intérieur. Bon c’est fugace, mais encore une fois un volume c’est très différent d’une série de photos, l’avant court s’enroule avec la cellule centrale, et l’arrière assez abrupt eh bien ne l’est plus tant que ça, et donc en mouvement la voiture est intéressante et très moderne , et d’apparence moins marquée, ou un peu rebutante, ou trop originale des images.
    En effet elle ne semble pas se vendre….ses traits un peu saillants doivent être plus visibles en statique dans les show rooms en comparaison des formes plus douces des autres Jaguar et l’oeil de la clientèle se détourne…..

    • En même temps, c’est tout de même un choix très particulier, je n’arrive pas à imaginer un client venu voir la I-Pace, et finalement s’en détourner pour aller vers un modèle thermique. Ou alors c’est qu’il est dans une totale indécision, ou que le vendeur a vraiment su le détourner de ses objectifs premiers ! Après, qu’il aille voir chez la concurrence si Tesla, c’est aussi cool qu’on le dit, ça me semble assez possible.

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