Potlatch

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Urus roi

On va remercier un instant Lamborghini de concevoir, fabriquer et surtout vendre au moins un modèle qu’on n’aime pas, ça va nous permettre de nous défouler sans avoir mauvaise conscience.

C’est con, d’avoir à ce point foiré l’Urus alors que Lambo était, peut-être, la seule marque de bagnoles de sport à avoir une légitimité à produire un tout terrain : quand on a créée par un vendeur de machines agricoles, quand on a eu, avant tous les autres, un monstre tel que le LM002 à son catalogue, on devrait pouvoir se permettre de proposer, au 21e siècle, un engin capable de barouder off-road sans avoir l’impression de se trahir.

Et vous savez quoi ? Le problème, c’est qu’en voyant l’Urus, on a précisément l’impression que le produit ne trahit pas Lamborghini. Ou plutôt, ce SUV respecte, précisément, ce que la marque de Sant’Agata Bolognese est devenue. Inutile de mettre des mots sur cette identité : l’Urus se suffit à lui-même pour en cerner les contours et les traits marquants.

On pourrait évidemment m’opposer la fiche technique de ce modèle, me rappeler ses caractéristiques techniques, évoquer ses performances. Mais ça ne changerait pas grand chose : ces éléments, ici, ne sont pas mis en oeuvre pour eux-mêmes, mais pour signifier au monde une puissance qui n’a rien de mécanique, et qui est tout entière économique : chaque cheval aligné sous le capot ne sert qu’à asseoir un pouvoir qui ne se joue pas sur la route, mais dans les banques, dans les grands hôtels, dans les restaurants, dans les boutiques de luxe, etc. La carrosserie, l’habitacle suent la frime par toutes les prises d’air. Chaque détail participe à une mise en scène, chaque élément veut faire le show pour mieux mettre en valeur ceux qui se trouvent à bord, parce qu’ici, c’est cela qui compte : être vu et susciter chez « ceux qui ne sont rien », de l’admiration.

Pourquoi pas, mais on est tout de même assez loin des ambitions esthétiques d’une Miura et des premières versions de la Countach. Ces modèles éclipsaient leur propriétaire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les conducteurs actuels de Lamborghini sont rarement du genre à s’effacer. L’Urus n’est qu’une vitrine pour celui qui est à son volant. Un vivarium.

Je vais descendre au prochain arrêt d’Urus

Dès lors, la mise sur le marché d’une déclinaison Performante de l’Urus s’accompagne sans surprise d’un discours qui ne dit pas un mot de la bagnole elle-même, et se focalise sur le genre de personnes qui est censé la posséder. Ce qui compte, décidément, ce n’est pas de vivre une quelconque expérience mécanique, mais d’acheter un objet qui puisse convaincre son proprio qu’il appartient à la race des être supérieurs.

Cette version est censée être le point culminant de la gamme Urus. Du coup, le marketing en fait des tonnes sur l’expression « placer la barre plus haut ». Mais, « plus haut », ça veut dire quoi au juste ? En réalité, passer de l’ancien sommet au nouveau ne devrait pas demander de gros efforts. Car si la barre se situe un peu plus haut, il faudra un regard vraiment très aiguisé pour percevoir le changement d’altitude. Et ce gain ne servira jamais à personne.

Le point sur lequel Lamborghini communique le plus, c’est la gain de poids. Grâce à des éléments en carbone, et en troquant le cuir contre une sellerie en Alcantara, l’Urus gagne effectivement une quarantaine de kilos sur la balance. A strictement parler, on peut se dire que c’est toujours ça de perdu. Mais sur une voiture pesant plus de 2100 kg à vide, on peut aussi considérer que cette perte de poids est un peu anecdotique, et peu sensible. Cet amaigrissement est à peu de choses près identique, et plutôt inférieur, à celui qu’Alpine va opérer sur l’A110 R pour en proposer une ultime et radicale version. Mais voila, l’A110, avant cure d’amaigrissement, ne pèse que 1100 kg. Sur l’Urus, autant dire que la même opération relève, un peu, du détail : à ce niveau d’embonpoint, on n’est plus à 50 kg près. Pour peu que le conducteur soit du genre à tremper ses Pépitos dans le nutella pour faire quatre heures, ou qu’il soit un adepte de la prise de masse, gourde de prot’ dans une main et haltère dans l’autre, que sa montre soit un peu lourde à son poignet ou qu’il ait fait grimper son labrador dans le coffre (ben quoi ? C’est un SUV, on doit pouvoir faire ça non ?), ces beaux efforts seront réduits à néant.

Le gain de puissance du V8 est tout aussi anecdotique. Les 16 chevaux grapillés n’ont pas d’autre raison d’être que de parvenir au number of the beast : 666. On peut considérer qu’ici, c’est le marketing plus que la mécanique qui a dicté sa loi, en comptant sur l’imaginaire collectif pour donner à cette nouvelle déclinaison un soupçon de démon, une odeur méphistophélique, un petit air diabolique. On est dans l’opérette, l’Urus nous fait son petit cinéma. Et décidément, dans l’Urus, le Diable a décidé de se cacher dans de tout petits détails.

Tout ça pour ça

Si le poids et la mécanique doivent être interprétés comme des symboles, il faut regarder l’ensemble de la voiture sous le même angle. L’abaissement des suspensions est comme une forme d’aveu : la capacité de franchissement autorisée par la garde au sol un peu haute de l’Urus normal était en réalité un pur discours commercial. La preuve ? On peut rapprocher l’engin du sol sans trahir sa définition. Du coup, on obtient une deux volumes quatre portes, certes performante, banale dans sa définition même si elle est spectaculaire dans son dessin. Et tout ça, à quel prix ? Derrière cette question, il ne s’agit pas que de fric. Qu’une Lamborghini soit chère, c’est dans l’ordre des choses. C’est plutôt la débauche de moyens de tous ordres qui semble absurde. Ici, tout n’est que luxe, tapage et effets d’annonces. Rien n’est vraiment destiné à être utilisé pour ce que c’est. L’important, c’est que ça ait l’air d’être quelque chose qui pourrait être exploité, sans que personne ne le fasse jamais.

Ces voitures sont dès lors condamnées à n’être exposées que lorsqu’un de leur propriétaire les aura détruites lors d’un des ce moments pas si absurdes que ça, au cours desquels les êtres humains les plus riches, pour asseoir leur richesse, montrent aux plus pauvres qu’il s’en foutent complètement de détruire des objets qui coûtent très cher, faisant ainsi la démonstration de leur puissance. Pas de panique, ça n’a rien de nouveau : Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, décrivait ainsi ce processus qu’il appela potlatch, selon le vocabulaire inuit utilisé pour désigner cette pratique, au cours de laquelle les populations originelles de la côte Pacifique de l’Amérique du Nord se livraient à des festivités destructrices durant desquelles les plus puissants des participants assuraient leur rang dans la hiérarchie en donnant, consommant et détruisant la majeure partie, et parfois la totalité, de leurs possessions. Voici la façon dont il définissait ce processus :

« Potlatch » veut dire essentiellement « nourrir », « consommer ». Ces tribus, fort riches, qui vivent dans les îles ou sur la côte ou entre les Rocheuses et la côte, passent leur hiver dans une perpétuelle fête : banquets, foires et marchés, qui sont en même temps l’assemblée solennelle de la tribu (…) Mais ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé (d’ordinaire grand-père, beau-père ou gendre).

Marcel Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et Anthropologie

La propriété et l’usage d’un SUV tel que l’Urus correspond à ce principe : dépenser beaucoup trop pour l’usage réel qu’on fait de l’objet. Prélever une quantité déraisonnable d’énergie et de matière pour épater la galerie et montrer qu’on ne se plie pas, soi-même, aux exigences de frugalité auxquelles les autres devront obéir.

Etre, en somme, au-dessus de tout.

Si vous avez compris ça, vous comprenez aussi le principe de la chirurgie esthétique défigurante à laquelle s’adonne une partie des personnes les plus riches sur cette planète : il s’agit de se ravager le visage pour mieux montrer qu’on peut se permettre de gâcher ce à quoi les autres tiennent tant, parce qu’ils sont pauvres, les pauvres. Si vous avez compris ça, vous commencez à mieux saisir les rodéos urbains. Si vous avez compris ça, vous pouvez commencer à regarder Poutine en vous demandant jusqu’où il pourrait bien aller.

Un peu inquiétant, hein ? Et le plus étonnant dans l’histoire, c’est qu’on soit capable d’applaudir à cet appétit gargantuesque pour la destruction.

Car il n’est pas très étonnant, en fait, que le spot vidéo tourné pour faire la promotion de l’Urus Performante ne parle absolument pas de la voiture. D’abord parce que là n’est pas le propos. On se fout un peu des caractéristiques mécaniques de cette bagnole. L’important c’est qu’elle serve de marchepied à celui qui la possédera, pour se hisser un peu plus haut dans la hiérarchie sociale planétaire. Ensuite parce qu’il ne s’agit pas de s’adresser à ceux qui achèteront ce modèle : les clients potentiels n’ont pas besoin qu’on leur montre un film pour savoir que Lambo leur a créé un nouveau produit ostentatoire dont ils sont le cœur de cible. Cette communication se fait à destination de ceux qui n’achètent pas ce genre d’objets, mais qui se reconnaissent pourtant et dans le produit, et dans ceux qui en seront les heureux propriétaires.

Disons ça autrement : le spot en particulier, comme la communication de ce genre de marque en général, a pour objectif de créer entre les acheteurs et les spectateurs de cet achat une relation semblable à celle qui unit le chef à ses fidèles serviteurs. Car le potlatch n’engage pas uniquement celui qui semble en être le héros. En réalité, c’est bel et bien une pratique sociale, au sens où celle-ci est mise en œuvre sous le regard des autres, afin de prendre, ou de garder le dessus sur la communauté, mais aussi pour permettre à celle-ci de partager le prestige de celui qui en est, malgré tout, son héros.

Juste pour nos yeux

Plus on regarde le petit film réalisé par James F. Coton, plus on réalise que la solitude de ses personnages principaux est une pure mise en scène. En apparence, ils sont seuls au monde. Et on pourrait se dire qu’après tout, au point où nous en sommes, pour rouler en Urus, il faut que le reste de l’humanité ait soit disparu, soit renoncé à toute consommation de carburant, demeurant sagement chez elle pendant que quelques seigneurs locaux se réservent l’usage des routes, pour eux tout seuls. Pourtant, si on est seul au monde, rouler en Urus n’a plus de sens, parce qu’il n’y a plus personne pour nous regarder faire. L’idée de ce genre d’engin, c’est d’être, aux yeux du monde, le dernier à pouvoir se permettre d’en prendre le volant, et d’être reconnu comme tel par les autres, car c’est ainsi qu’ils manifestent l’acceptation de leur subordination. Pardon, on n’utilise évidemment pas ce terme peu valorisant. On préfère dire « résilience ».

Cette ambiguïté inhérente au potlatch, on la retrouve dans une équipe de foot : le buteur joue en même temps pour et contre son équipe. Pour, au sens où il la fait gagner, et contre, au sens où en étant, lui, celui qui envoie le ballon dans la cage, il empêche les dix autres joueurs de le faire. Ceux-ci n’auront d’autre choix que de se reconnaître en lui. S’ils cessent de le faire, ils ne font plus équipe. La promesse faite par Lamborghini à ses clients, c’est qu’ils seront reconnus comme ces êtres supérieurs, capables de passer la barre bien plus haut que l’altitude qu’aurait visé n’importe qui d’autre. Le potlatch ne se joue pas qu’entre les héros, il engage tout le monde dans cette parade. C’est pourquoi Mauss poursuit ainsi :

Il y a prestation totale en ce sens que c’est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait, par l’intermédiaire de son chef. Mais cette prestation revêt de la part du chef une allure agonistique très marquée. Elle est essentiellement usuraire et somptuaire et l’on assiste avant tout à une lutte des nobles pour assurer entre eux une hiérarchie dont ultérieurement profite leur clan.
Nous proposons de réserver le nom de potlatch à ce genre d’institution que l’on pourrait, avec moins de danger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations totales de type agonistique.

Ne vous laissez pas impressionner par le terme « agonistique ». On désigne par ce mot tout ce qui relève d’une forme de lutte, de duel, de rivalité, de confrontation. Traduisons donc ainsi notre propos : contrairement à ce que semble dire ce spot, celui qui achète un Urus Performante n’est pas quelqu’un qui est en lutte simplement avec lui-même. C’est quelqu’un dont la vie est motivée par la rivalité avec les autres, et qui fait de cette rivalité, dont il triomphe le ciment de la relation qu’il entretient avec eux.

Il y a, dès lors, toujours une forme de mensonge derrière la communication de ce genre de marque : en mettant en scène des héros seuls en leur genre, partis tellement loin du commun des mortels qu’ils se sont installés, tels des Dieux, au Ciel, regardant tout le Monde de haut, on fait croire que ces sur-hommes n’ont plus besoin de cette forme de vie archaïque qu’est l’humanité. En réalité, il n’en est rien. C’est bien une combat qui est mis en scène. Et cette scène se joue entre le héros, sur l’écran, et celui qui regarde, devant l’écran. On ne combat pas tout seul. Si l’Urus est l’arme fantasmée d’une lutte pour la plus haute place, celui qui se met à son volant ne peut pas faire l’économie des adversaire avec lesquels il est en compétition. Il n’y a pas de processus agonistique sans antagoniste. Dans cette bataille, l’arme coûte cher. L’adversaire, lui, est gratuit ; livré au client avec la vidéo qui met en scène son véhicule de combat : c’est moi qui regarde ce spot, et tous ceux à qui je le fais regarder.

A moins que…

A moins qu’en réalité, l’antagoniste soit encore tapi dans l’ombre, et que l’Urus Performante soit simplement la façon dont Lamborghini tente de porter le premier coup, sans trop savoir où frapper, et sans y laisser trop de plumes. Bref, sans trop investir. Cet adversaire est un pur sang, du moins son écurie le fait-elle croire. Encore une poignée de jours, et on verra ce qu’il en est. Mais il est possible que ce nouvel arrivant ait, lui, investi tout ce que son clan avait en stock pour placer, pour de bon, la barre vraiment très haut. Ce sera un genre de combat des chefs et, on l’a compris, le vainqueur, c’est celui qui ne regarde pas à la dépense.


En attendant ouvrons, grand, les yeux :

2 Comments

    • Ce qui est troublant, et un peu parlant quand même, c’est qu’à part les absurdes propositions pickup ou cabriolet, aucune des tunifications de ce modèle ne semble vraiment le dénaturer, comme si c’était un peu dans son essence d’être maquillé comme une voiture volée.

      Ca nous fait tout de même une belle petite galerie des horreurs !

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