Jurassic Car Park

In M5 CS
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Afternoons in Utopia

Ça fait un moment que chez BMW on a compris qu’un certain type de bagnole n’a plus sa place dans la vraie vie. Aussi déjantées qu’ils soient, les micro-métrages mettant en scène les plus désirables des fantasmes automobiles porteurs de l’hélice munichoise dans la cité utopique M-Town doivent en fait être pris au sérieux : BMW est la seule marque ayant compris que si elle veut continuer à proposer des modèles totalement déraisonnables, il faut qu’elle le fasse dans une sorte d’univers parallèle, au croisement des films de bagnolards et du cartoon.

D’où, sans doute, l’inspiration manga dont sont frappées les M3 et M4, qui abandonnent toute référence au bon goût bourgeois pour arborer des tenues de guérilla urbaine, des allures de ninja ayant perdu tout sens de la discrétion. Un peu comme Cyndi Lauper était l’une des héroïnes de Kill Bill.

Principe de plaisir et principe de réalité semblent se séparer chez BMW, on regarde leurs routes respectives s’éloigner, filmées en plongée comme à la fin d’un épisode de Fast and Furious. D’un côté, les voitures adaptées au marché contemporain, celles qui vont se retrouver en concession et sur les routes, celles que les gens vont acheter parce qu’ils s’y sentiront encore autorisées. Des voitures aux taux de rejets dans les clous des normes internationales, aux consommations mesurées, à l’impact modéré sur la planète, des automobiles qui puissent donner à ce genre de marque une chance de survivre encore un peu, malgré tout. Et de l’autre, sur la bretelle de sortie vers un ailleurs dont on ne sait pas s’il se trouve encore dans ce qu’on appelle « réalité », tout ce que BMW frappe du sigle M, train arrière tassé sur les suspensions raffermies, pneus arrachant au goudron sa couche supérieure, échappements sonorisant l’univers façon trompettes de l’apocalypse, multicylindres, par groupes de 6, de 8 ou de 10, comme autant de pupitres d’un choeur de l’armée rouge s’époumonant pour produire les accords les plus sublimes qu’oreille humaine ait jamais perçu ici-bas. Comme un pressentiment de la fin d’un monde, l’intuition qu’on est au bord du gouffre et que, pour échapper à une condamnation sans appel, il n’y a plus qu’une solution : s’évader dans un univers parallèle et, depuis ce nouveau continent, alimenter le désir d’une vie automobile désormais impossible.

Du moins dans l’espace public.

C’est ainsi.

Archétypique

Du coup, on est presque étonné de découvrir cette nouvelle version, bodybuildée, de « la cinq ». Il faut dire que cette série, ultra classique chez BMW, est la seule désormais qui échappe aux outrances du reste de la gamme : pas de faciès défiguré par des naseaux ouverts aux quatre vents, pas de proportions disgracieuses, pas d’accumulation de détails esthétiques destinés à faire passer la pilule de proportions sans grâce. La Série 5 est une survivante d’un monde révolu : une berline, familiale, à l’habitacle duquel on accède par quatre bonnes vieilles portes, et un coffre séparé, à l’arrière. Devant, un capot dont on ferait bien son seul paysage. De toute façon, tout ce qui se trouve en avant sera tôt ou tard avalé. Le rétroviseur lui-même n’en gardera aucun souvenir. La Série 5 est une forme conçue pour les familles, la définition la plus conservatrice qu’on puisse encore croiser, sur nos routes, de ce qu’on appelle communément, une voiture.

La coutume veut qu’on désigne comme sorciers ceux qui travaillent chez Motorsport. Cette fois ci ne fera pas exception : jamais on n’aura sorti une telle puissance d’un moteur BMW. Evidemment, le simple fait que ce record soit battu et que cette berline soit propulsée par 365 chevaux suffirait en soi à générer des milliers d’articles et des kilomètres de commentaires, pouces levés, applaudissements et haies d’honneur. Sous le capot de cette série 5, ce sont 10 chevaux de plus que sous la M8 compétition. Proportionnellement, ce n’est pas tant que ça, mais c’est suffisant pour pouvoir dire que c’est davantage. En 2030, les berlines puissantes flirteront elles avec les 1000 chevaux ? Ce n’est pas sûr. Chaque nouveau modèle de ce genre est un peu comme un rappel de plus joué à la fin d’un concert dantesque : on a chaque fois l’impression que c’est l’ultime morceau, qu’on va se dire au revoir et que chacun va rentrer chez soi, retrouver son quotidien.

Cette Série 5 est une explosion spectaculaire dans ce qui semble bien être la conclusion d’un bouquet final. Mécanique de très très haute volée, poids encore réduit, ce qui la rend plus légère à la M8 competition, à laquelle on a envie de la comparer. A ce niveau de performance, tout ce joue dans l’infinitésimal, parce qu’il s’agit d’aller chercher la performance partout où il s’en retranche encore quelques particules. A strictement parler, ça ne sert absolument à rien. Mais c’est sans doute ceci qui permet à ces objets d’approcher le statut de chef d’oeuvre. Equivalents actuels des grandes orgues, instruments exceptionnels, conçus pour des expériences hors de toute mesure, formes nouvelles de l’excès dont on fait preuve les hommes à chaque fois qu’ils ont voulu pousser leur art plus loin encore que ce qu’exigeaient les circonstances ou la simple satisfaction des besoins, les objets mécaniques peuvent proposer beaucoup plus que ce qu’on leur demande. Et cette machine fait manifestement partie de cette catégorie d’art dont les hommes sont capables quand ils vont au-delà de leur savoir faire habituel. Certes, cela ne sert à rien. Mais cela est. Et il suffit de regarder, même en photographie, cette M5 CS pour constater à quel point elle s’impose; comme une évidence.

Not of this Earth

Et son charme particulier vient peut-être de l’étrange façon dont elle croise l’excès et les bonnes manières. Son savoir vivre, on le trouve dans sa teinte un peu vert anglais. Cette couleur pourrait être celle d’une Jaguar, et elle lui donne une espèce de contenance aristocratique dont la M5 competition ne faisait extérieurement pas preuve, dans sa livrée rouge. En contrepoint de ce vert aux reflets manifestement profonds, des détails couleur bronze, et une signature lumineuse avant orangée. Le détail le plus démonstratif, c’est le capot qui est très, très généreusement percé d’entrées d’air à la mesure de la quantité d’oxygène dont le moulin, dessous, a besoin pour respirer à pleins poumons. Mais intérieurement, l’impression s’inverse : sièges baquets aux détails flashy, volant en alcantara, et à l’arrière, deux baquets de nouveau, histoire de faire immédiatement comprendre aux passagers où ils mettent les pieds. L’habitacle oublie les bonnes manières et se met en mode sportswear. Il invite à très, très bien boucler sa ceinture, à bien se caler dans le siège ajusté au plus près du corps, et à se laisser mener par les chevaux en liberté, là-bas, loin, sous le capot.

Alors, évidemment, tout ça a un prix. Un poil élevé. A peu près 200 000€. Ne faites pas la moue : la voiture est de bon goût, ne gâchez pas tout en cherchant à négocier un bon prix. A cette altitude économique, on n’achète pas malgré le prix, on achète parce que c’est cher. C’est un peu comme la psychanalyse : la dépense fait partie de l’expérience. Et bien entendu, il y a ce dont tout le monde parle en France : le malus écologique, qui s’élève à 30 000€, en plus des 200 000. Au moins, ça permet d’observer ce phénomène sur les forums, dont on ne se lasse évidemment pas : on parle de la M5 CS en mode « J’l’aurais bien achetée mais là… »

Ma conviction est la suivante : ces voitures se contrefichent des malus écologiques. Elles ne sont pas faites pour être vendues à ceux qui mégotent pour 30 000€. A vrai dire, il n’est même pas certain que cette M5 CS soit faite pour être vendue. Elle le sera, évidemment, et elle aura des acheteurs. Mais à strictement parler, là n’est pas sa nature véritable. L’écrasante majeure partie de ceux qui l’aiment déjà ne pourront jamais se l’offrir. Sans doute ne la verront-ils même jamais sur la route. Et les salons de l’auto étant un usage d’un autre temps, il est possible qu’elle demeure un mythe pour la plupart, éternellement. Mais peu importe. On sait qu’elle existe, et ce dont elle est capable. Et cette conscience participe à notre apaisement : à moins d’être un brin présomptueux, nous savons que nous ne serions pas à la hauteur de cette machine, et que nous n’en tirerions pas la substantifique moëlle.

Rouler dans les cartes mentales

Il est doublement inutile, dès lors, de se raconter des histoires : cette M5 CS n’est faite pour qu’un vendeur encravaté nous en remette les clés en concession. Elle est faite pour rouler dans nos circuits neuronaux, pour reprendre à bas régime à la sortie d’une courbe imaginaire, alors que la route commence à grimper vers ce col qu’on va rejoindre en pensée, au son d’échappements qu’on a d’autant plus paramétrés en mode tonitruant qu’ils ne font trembler que l’intérieur de notre boite crânienne. A l’intérieur, ça ronronne un peu et ça gronde dans les graves, jusqu’à ce que d’une accélération imaginaire, on fasse grimper la mécanique dans les tours et pour faire feuler la bête. Flirtant avec ce que nous appelons communément « la réalité », il serait pourtant dommage que la M5 CS ne soit que virtuelle. Tout son intérêt réside au contraire dans sa matérialité, sa présence au monde, son existence réelle, quand bien même elle demeure inaccessible à la très grande majorité. Elle ne devrait alors exister qu’en une poignée d’exemplaires, un seul même, qu’on confierait à des pilotes qui sauraient en tirer la quintessence, et nous regarderions, bouche bée, les figures par eux tracées sur le bitume, quand la rue se vide enfin pour laisser place aux véritables monstres, à l’approche desquels les véhicules vulgaires s’éloignent alors qu’ils approchent des stations service pour s’abreuver, alors les communs des mortels se terrent, espérant ne pas attirer l’attention sur leur insignifiance. Nous avons moins besoin d’un emprunt pour apprécier cette bagnole que d’un bon pilote, et un réalisateur un peu talentueux qui sache, tel un documentariste animalier, en capter le mouvement.

Ca tombe bien, on a ce qu’il nous faut, et c’est gratuit. Car le spot diffusé par BMW pour présenter cette nouvelle déclinaison de la 5 confirme ce mon hypothèse : chez BMW, on a compris que certains plaisirs seraient désormais suscités par les objets fabriqués, mais comme une évocation censée provoquer des joies et des élancements intérieurs, pas pour l’usage réel qu’on en fera. Ainsi, la série 5 est-elle installée dans un intérieur design, comme un élément sculptural, le point focal de cette architecture. Et à vrai dire, ainsi regardée de profil, elle est tellement proche de ce qu’on appelle communément une tuerie, qu’on en est à se demander si on n’est pas censé appeler le GIGN, histoire qu’ils s’introduisent en douce dans notre tête, et qu’ils mettent fin à cette prise d’otage visuelle, et tant pis pour les victimes collatérales. Un homme, dont je n’arrive pas à me dire que ça puisse être un simple anonyme, tant il me semble être, au contraire, un ex pilote Motorsport, écoute sur un vieux magnétophone à bandes, quelque chose que nous ne percevrons pas, parce que nous entendons une rumeur plus profonde, qui se révèlera venir de lui, de ses souvenirs, de sa mémoire, de son expérience passée au volant des M1 Procar qui, à l’orée des années 80, assurèrent le spectacle deux saisons durant, en préambule des grands pris de F1, aux mains des meilleurs pilotes de ce temps là. Comme si la série 5, par sa simple présence, pouvait réactiver les souvenirs enfuis, et les faire revivre. Comme si elle-même portait en elle cette puissance d’un temps jadis où on pouvait plus facilement faire parler la poudre, où on pouvait lâcher les chevaux : peut-être parce qu’il y en avait moins, et qu’on les lançait sur un circuit, et non sur un périphérique. It’s all in your head, nous dit le microfilm en introduction. Et en effet, cette berline, même à l’arrêt, est tellement suggestive qu’elle fait son effet intérieur sans même bouger un boulon de roue.

Ce spot est la mise en scène de ce sentiment désormais intérieur que produisent sur nous les bagnoles d’exception. Pour autant, on est content de la voir évoluer un peu sur les routes sinueuses de jolis reliefs. Et on serait content qu’un gars qui s’y connait un peu monte dedans, s’y attache solidement, lance la mécanique, engage un rapport et parte un moment avec, histoire de la chatouiller un peu là où ça la fait frémir. On évoquait les grandes orgues. Celles-ci sont, après tout, réservées à un grand organiste, qui leur est affecté, peaufine son art en leur compagnie. On pourrait imaginer que, plutôt que vendre ces modèles, les marques les confient à des conducteurs qui sachent faire corps et âme avec elles, et qui donnent à voir ce que peut être, quand il est cultivé, le bel art de l’alliance entre l’homme et la machine.

La voiture du peuple

On reproche souvent à ces objets exclusifs d’être des jouets pour riches. Et ils le sont, en effet, dans la mesure où ils sont vendus. Mais le plaisir dont ils sont la source est plus démocratique qu’on ne le croit spontanément. L’écrasante majeure partie des jouissances provoquées sur Terre par l’antédiluvienne M1 fut purement imaginaire. Pour autant, ces plaisirs furent massifs, francs, précis, faits de trajectoires tirées au cordeau, de travellings virtuoses le long de routes serpentines longeant des lacs suisses qu’on pouvait néanmoins poser, tranquillement, en pleine Cordillère des Andes, d’accélérations urbaines traversant, en une seule montée de régime, Buenos Aires, Miami et Oslo pour plonger dans les interminables tunnels qui trouent le sous-sol norvégien, ressortir sur Mulholland Drive et filer, tout droit, vers Tokyo pour s’y mesurer avec les bandes de Yakuza sur leurs motos. On y aura roulé seul, ou bien accompagné. On sera passé prendre des potes à la sortie de leur boulot, on se sera garé sur le parking du lycée, faisant comme si tout ça était parfaitement normal. Et surtout, on aura poussé ce moteur ensorcelé dans ses ultimes retranchements, on aura cherché les points de corde, les limites d’adhérence, fait déboiter le train arrière à la relance, martyrisé les pneus jusqu’à ce qu’ils rendent, sur le goudron, le peu d’âme qu’il leur restait en stock sous la gomme. On aura très peu freiné, ou alors avec le talon droit. Nul besoin d’être riche pour vivre ces plaisirs. Il suffit d’avoir des yeux, et de se laisser faire par ce que quelques sorciers, épisodiquement, nous donnent à voir. Les routes de la M5 CS sont pour la plupart d’entre nous intérieures. Et personne, ni aucune limite de vitesse, ne nous enlèvera ce genre de plaisir. Tout en rêvant de l’avoir un jour en mains, pour voir ce que ça fait, on lui souhaite de trouver, dans ce qu’on appelle « réalité », des pilotes à sa hauteur, histoire de lui rendre hommage comme elle le mérite.

Nous, on se contente de la regarder, et c’est une impression un peu étrange, car elle semble faire de même, et river en nous son regard. On n’ose même pas aller vers elle, parce qu’on ne serait pas à la hauteur de ce à quoi elle donne accès. Ce n’est pas seulement qu’elle soit trop chère pour nous. C’est aussi et surtout, qu’elle est trop bien.

Parce qu’elle met en évidence à quel point on n’est pas à sa hauteur, imposant sous toutes ses faces le respect, la BMW M5 CS fait comprendre qu’elle n’est pas destinée à nos trajets, ni à nos ballades, ni même à nos virées mécanique. Estomaquante et fascinante, campée sur le goudron terrestre sur lequel elle semble venir d’ailleurs, elle nous laisse, tout simplement, sans voie.

2 Comments

  1. La série 5 m’a également toujours fasciné par l’équilibre de ses lignes et le fait qu’elle illustre parfaitement, comme tu le soulignes, « LA » voiture : l’archétype de la berline trois volumes telle qu’on l’aime quand on est gamin. Et les différentes version M correspondent bien à la polyvalence souhaitée quand on est passionné à la fois par l’automobile et par ses passagers !
    Et je me sens moins seul, à te lire, quand je décline l’invitation à conduire pour être bien piloté !

    • Ah ça me rassure aussi ! D’abord, je suis tellement d’accord sur le statut de cette série 5. Et j’espère vraiment, sans parvenir à être tout à fait rassuré, que chez BMW, on est conscient que les expériences auxquelles on se livre sur les autres séries, il serait bon de s’abstenir de les mener sur celle-ci, histoire de sauver au moins ce créneau dans la gamme !

      Quant à conduire ou pas soi-même certaines voitures, j’avoue ne jamais avoir été passager d’un véritable pilote, et ça me tenterait bien; bien plus en tout cas qu’avoir en mains un engin dont je ne serais pas capable de tirer ce qu’il sait vraiment faire. Et c’est pas la conduite quotidienne d’une électrique qui va m’entrainer 🙂

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