Je l’ai déjà évoqué dans un article précédent ; on pourrait faire, et je ferai un jour, une playlist des clips, publicités et films qui optent pour le bon vieux break Volvo 240, « la brique » pour les intimes, et choisissent d’y embarquer leurs personnages pour que, dès la portière claquée, sans même qu’ils aient besoin de passer la première et de démarrer, ils entrent immédiatement dans un univers à part, en même temps familier et étranger. Familier parce que ce break est tellement commun qu’il n’a rien d’exotique, ou d’insolite. Etranger pourtant, car il évoque immédiatement le départ, peut-être même le départ sans retour, tant il est, aussi, cette voiture qui, par excellence, mais aussi par malheur, sert de domicile à ceux qui, justement, n’en ont pas d’autre.
Embarquer dans L’Amorce, le nouveau clip de Dimoné et Kursed, c’est se retrouver à l’arrière de ce bon vieux break Volvo, avec cette incertitude qui est le signe des mauvais rêves, ou des bons cauchemars. Une inquiétante étrangeté, comme dirait l’autre. Comme si on revivait une seconde fois cet autre rêve étrange et pénétrant, où on roulait dans une Opel Manta, Emmanuelle Seigner au volant, Liminanas en passagers, sous le regard de Bertrand Belin, piéton paumé dans un sommeil qui n’était pas le sien. On s’était réveillé et là, bercé à l’arrière de la Volvo, on replonge, malgré les turpitudes et l’obscurité qui font du stop sur le bas-côté, auxquelles le conducteur ouvre la porte pour les faire monter à bord. On pourrait descendre, mais on se dit pourtant qu’on la prendrait bien aussi, cette route, quand bien même – et peut-être le désire-t-on d’autant plus pour cela – elle semble être sans retour.
Au volant le chauffeur, qui oscille entre tempête et accalmie, a délaissé la moustache pour laisser pousser la barbe. Il a perdu ce côté « fils caché de Louis Chedid et de Freddie Mercury », on dirait maintenant un personnage d’Olivier Marchal, du genre qui vous piège avec des mots. Moi, il m’a choppé par surprise, au détour d’une grande allée. Précisons, pour éviter tout malentendu : c’est par les oreilles qu’il m’a attrapé. Dans une chanson, intitulée La Grande allée. Et ça peut être pas mal de choses une grande allée. Une avenue, un terrain vague, une aire de repos, ça peut être une route. Dans cette Amorce, on ne sait plus si c’est encore une bonne idée de croiser sa trajectoire. On pourrait y laisser des plumes. Mais c’est un tueur doux. Ses balles se lovent dans le corps, et y distillent leur potion. Mais bon, c’est ça aussi, la musique, et la chanson : c’est laisser quelqu’un d’autre vibrer en soi. On pense à Peter Gabriel et à son Sledgehammer. On pense aussi à ce que disait Kafka de la littérature : un livre doit être comme un coup de hache dans la tête. Dimoné, ici, donne plutôt de la batte de baseball. Ça ouvre l’esprit à sa manière aussi.
Musicalement, c’est âpre et carré, sans démonstration; c’est le rock tel qu’on ne l’attend plus, et du coup c’est sans doute le meilleur moment pour se laisser frotter à ce papier de verre à petit grain. Le son est rêche, les mots frottent dans le sens inverse du poil, comme s’ils voulaient nous laisser hirsute; on sait qu’on va sortir du morceau avec des échardes plantées à droite à gauche, et c’est pas mal, quand ça laisse un peu des traces. Et le clip sert le même propos. Pas de complaisance, peu de repères. Il n’y a pas vraiment de récit, il y a une errance, un mouvement sans but, une trajectoire telle qu’on en connait quand on a dépassé, et de loin, ce qu’on croyait être la destination. La bagnole, ici, n’est pas fournie avec son mode d’emploi, et l’organisateur n’a fourni aucun road-book. On voit en gros l’ambiance, et c’est bien suffisant pour emboîter le pas et prendre le pli de cet univers. Il y a quelque chose du Lost-Highway de Lynch dans cette tension grandissante entre l’intérieur et l’extérieur de cet habitacle et dans l’hybris de son conducteur.
Et on saisit, au vol, une nouvelle caractéristique de cette bonne vieille Volvo. Dans un échange que j’avais eu avec un des lecteurs du précédent article qui évoquait ce modèle, avait été évoquée l’idée que la 240 serait comme un bon vieux chien fidèle. Et l’image est incroyablement juste : cette bagnole peut connaître le pire de la vie de son propriétaire, elle l’accompagnera, quoi qu’il arrive. Parce qu’elle ne paye pas de mine, elle ne diffuse aucune information sur son conducteur. Ça pourrait être n’importe qui. D’ailleurs, c’est nécessairement n’importe qui, parce que tout le monde est n’importe qui. Simplement, celui qui roule en break Volvo a ceci de différent qu’il le sait, et ne se prend pas pour autre chose. Alors, comme n’importe qui, il peut passer à l’acte. A n’importe quel acte, comme n’importe qui d’autre. Peu importe. Sa bagnole gardera le secret. Au pire, on pourra y charger les pelles, les blocs de béton, les cadavres, les bâches. On pourra y planquer les flingues, les cordes, les jerrycans d’essence et les allumettes, tout ce qui peut servir à assommer, étrangler ou étouffer, découper et faire disparaître, en dernier recours. On pourra creuser les tombes à la lumière jaunes de ses phares, on pourra y jeter, à l’arrière, les bottes encrassées à la boue, prendre le volant les mains pleines de sang, ce break ne dira rien. Il sera là, fidèle compagnon, quoi qu’il arrive. Il ne jugera même pas, parce qu’ il est la constante sous les excès, le refuge quand on a été, un moment, hors de soi, le normal sous le pathologique.
Ici, il faut préciser que ce clip permet, en fait, de retrouver une autre vieille connaissance : Florent Woods Dubois, qu’on avait déjà croisé quand on avait parlé des déambulations de JB Dunckel, en mode autopilot à l’arrière de sa Jaguar XJ dans le clip de Transhumanity. Déjà, c’était Florent Dubois qui était à la réalisation. A vrai dire, il y a un risque non négligeable d’invasion de sa part sous mon clavier, parce qu’à parcourir ses clips, on y croise souvent des bagnoles. Et toujours, elles sont filmées à juste distance, c’est à dire comme le plus souvent dans les autres clips, elles ne le sont pas. Ici, jamais la Volvo ne vole la vedette, et c’est ce qui la rend d’autant plus présente, tant elle sert de support à tout le reste et permet à ce petit univers de quelques minutes d’exister sur l’écran.
Détail qui n’en est pas tout à fait un, parce que cette bagnole est peut-être celle qui, sans rien dire de spécial, en dit le plus sur son propriétaire, enveloppant immédiatement celui-ci d’un récit banal et énigmatique à la fois, comme si une telle normalité devait forcément cacher quelque chose. Bon, ben la 240 qu’on voit dans le clip, c’est la voiture perso de Florent Dubois. On pourrait presque s’arrêter là, et ne plus jamais le regarder du même oeil.
Lui aussi, à force de regarder à travers les vitres de la Volvo, y discerne ce que personne d’autre n’y voit. Pour lui, ce sont autant d’écrans à travers lesquels le récit se construit, dans une belle dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. L’action est ainsi fragmentée temporellement, elle n’est pas linéaire et, un peu à la façon dont il faut, dans le Following de Nolan, la reconstituer mentalement, elle se déploie un peu dans toutes les directions, orbitant autour de son pivot central, son fil du rasoir, conducteur. A première vue, on a l’impression d’un montage un peu façon Godard filmant Belmondo sur la route, avec plein de jump-cuts, et plus on regarde, plus on s’aperçoit que ce portrait fragmenté se construit sur des plans plus longs qu’on ne le croit. La Volvo est le repère du récit, et à ce titre elle est un vrai moyen cinématographique, l’outil qui permet de déplacer l’oeil à travers l’action. Mais alors que le mini-métrage atteint, en phase avec le morceau, son intensité maximale, le couplage entre le récit et la voiture prend une nouvelle dimension : dans un long et beau mouvement continu, la caméra tourne sur ses deux axes, au beau milieu de la voiture, tandis que l’action discontinue poursuit, elle, son chemin, à l’extérieur. Les vitres de la Volvo deviennent alors autant de plans sur lesquels les morceaux du récit se projettent. Et des vitres, le break Volvo n’en manque pas. Bien que ce soit formellement très différent, bien que le mouvement soit, même, exactement contraire, ça fait penser à la façon dont, dans Spring breakers, Harmony Korine met en scène le braquage d’une cafetaria, filmé en travelling depuis une Chevrolet El Camino qui, parce qu’elle se déplace, fractionne dans son mouvement l’action à mesure qu’elle passe devant les éléments du décor qui feront obstacle à la vue, découpant le récit, créant des lacunes, des manques que les retours sur ce moment initial devront bien combler. Autant dire qu’ à ce moment, les univers combinés de la musique et de l’image se déploient dans toutes les directions, et dans toutes les dimensions : l’intérieur, l’extérieur, le fermé et l’ouvert, l’ici et le maintenant, mais aussi le passé, puisque l’action répétitive de ce type qui enchaîne les contrats est accompagnée comme une ombre par une absence qui, parce qu’elle est aussi souvenir, est là sans être là. La double rotation de la caméra est comme une transe, un vertige au milieu de la répétition du boulot, qui permet d’entrer en contemplation d’une image, qui est comme une apparition, là, dans le rétroviseur. Présence discrète dans le soleil rasant de la mémoire, elle se laisse emporter, depuis la banquette arrière, sereine, dans cette lumière. Lui, au volant, fait comme tous ceux pour qui le temps s’est arrêté depuis longtemps. Il poursuit dans une atmosphère mate et blême une route qui se tient devant le capot, en suspension. Il entretient les images, pour se souvenir. Ces routes, au-delà des itinéraires fixes, n’ont pas de fin.
Cette subversion du temps, on la trouve, à la racine de ce titre, L’Amorce, qui est la conclusion de ce nouvel album, Mon Amorce. Une conclusion en ouverture. Cet album, qui est une nouvelle phase dans la carrière de Dimoné, est une introduction. On ne voit pas tous les jours naître une association de bienfaiteurs.
eh bien, il faut sacrément connaître les modèles de voitures pour reconnaitre la 240 qu’on ne voit jamais du dehors il me semble! J’ai visionné 2 fois le clip, et si on reconnait les appuies tête Volvo, ensuite il faut presque faire de l’image par image pour compter les vitres latérales, déduire que la troisième est très longue et que donc puisque le modèle semble ancien ce ne peut être que la 240. …du coup la métaphore de la pellicule est pas mal trouvée même si tu n’emploies pas le mot. Serais tu comme un cinéaste qui fait défiler ses négatifs?
il n’y a pas longtemps j’ai un peu surpris un type sur Badoo dont j’ai reconnu la voiture, dans laquelle il s’était photographié, uniquement par déduction de la couleur extérieure qui apparaissait sur les montants intérieurs de portière et de la forme trapézoidale de la vitre arrière: ce ne pouvait être qu’un Kubo !
Pour la Volvo je n’aurais absolument rien deviné, ni même remarqué la voiture je pense sans ton analyse!
Dernièrement il est passé sur Arte la série danoise « au nom du père » qui se passe à Copenhague aujourd’hui, mais presque « en costume » puisque les pasteurs portent toujours leur panoplie avec fraise….Je ne sais pas si Adam Price a fait exprès d’entretenir un peu l’ambiguité sur l’époque, car il s’est débrouillé pour qu’on ne voie quasiment aucune voiture…jusqu’au moment où la femme du pasteur, excédée par ses frasques part avec son amante à elle en Volvo break qui me semble être aussi la 240, dans mon souvenir…
Quant à Dimoné ( D comme DeNiro barbu ou Darroussin!) je ne connaissais pas du tout, je vois sur Youtube que « la grande allée » fait penser pour quelques personnes à l’univers de Bashung (et je rajoute quelques intonations de Belin).
https://www.ouest-france.fr/medias/television/series/series-tv-au-nom-du-pere-nouveau-bijou-du-createur-de-borgen-6092111
Hehe, en fait, ce modèle est tellement souvent utilisé dans les clips, les films, et même les publicités, que lorsque j’ai repéré les appui-têtes caractéristiques, j’ai scruté un peu plus pour en avoir le coeur net, et comme j’aime vraiment beaucoup ce modèle, j’ai été vite fixé. En fait, c’est plus sur le nom du réalisateur que j’avais quelques doutes, mais j’ai tout simplement demandé la précision au chanteur lui-même, qui m’a tout de suite répondu, et avec qui j’ai eu un échange tout simplement intense et sincère.
Vocalement, effectivement, il fait énormément penser à Bashung, mais Diminé écrit ses propres chansons, et d’album en album son style évolue. Sur le dernier, le son est plus rock, alors qu’il était auparavant plus pop. Mais d’évolution en évolution j’aime bien l’ensemble de sa carrière.
J’ai lu deux trois choses sur cette série danoise, mais je n’ai pas eu, du tout, le temps de m’y pencher. Là est le dilemme : si je regarde davantage de séries, mon boulot prend du retard et, parallèlement, je n’écris plus rien ! Mais je sais qu’il y a en provenance de l’Europe du Nord une flopée de séries auxquelles je devrais consacrer un peu de temps et d’attention.
C’est marrant, de chercher à identifier les voitures des gens sur ce genre de réseau, je suppose que le gars devait être surpris que tu te sois focalisé sur le modèle de sa voiture. Sans doute n’était-ce pas ce qu’il avait l’intention de mettre en avant 🙂
En effet, et du coup il n’a pas osé demander si autre chose attirait mon attention sur sa photo ! Roulant en Kubo, il va sans dire que je n’ai pas insisté ! !! Lol (n’importe quoi !)
J’avais bien plus apprécié Borgen. Au nom du père ne m’a pas plu du tout, même si l’acteur Mikkelsen est attachant. Mais non, trop de tensions, de cris, de jeu factice. L’idée moins ambitieuse de « braquage à la suédoise », avec les 2 mamies braqueuses, d’ailleurs en break Volvo volé aussi , était bien plus réjouissante . Avec une scène je crois d’anthologie : un passage du rêve à l’éveil d’une des 2 mamies absolument génial ( elle ressemble à Meryl Streep, rien que ça est déjà rigolo). Et une fin en ellipse géniale aussi à base de pizzas !
Haha !! Résumé comme ça c’est intriguant, surtout la phase de fin, avec l’ellipse à base de pizza 🙂
souvent , dans les fictions, une personne se réveille en sursaut et on comprend que ce qu’on voyait était son rêve ou le plus souvent cauchemar. C’est réalisé de manière à ce qu’on s’en doute, ou bien pas du tout. Mais la rupture est franche. Là ce que j’ai trouvé jubilatoire, c’est qu’il y a une transition entre le cauchemar et le réveil : mamie Meryl Streep , prof de français, braque sans s’en rendre compte ses élèves ébahis dans la classe, un policier rentre, lui ordonne d’arrêter ça, elle attrape un élève et lui met le flingue sur la tempe, le policier s’approche avec sa grosse voix d’homme….. et suivant son visage en plan rapproché sa voix se transforme en celle d’une petite fille qui implore: maman…maman….et Meryl se réveille car sa fille l’appelle !
J »ai ri pendant longtemps!
Pour les pizzas, disons que c’est un des ressorts du film, puisque l’autre mamie livre en scooter aux méchants motards (qui leur ont piqué le butin qu’elles avaient laborieusement volé!) des pizzas saupoudrées de médicaments qui les endorment, sauf leur chef qui arrive plus tard. A la toute fin, quand les mamies peuvent enfin profiter de leur fric, on voit ce chef motard, plein de rancune, s’empiffrer de pizzas et téléphoner aux pizzerias du coin en prétextant vouloir rembourser la livreuse en scooter….
Voilà, c’est tiré d’un auteur suédois qui n’a pas encore été traduit en français.
(ton « notify me….via e.mail » ci dessous ne marche pas chez moi )